Bonne nouvelle ! Le chômage baisse et l’on se risque à annoncer le retour du plein emploi. Fini l’Insertion par l’activité économique, l’inclusion sociale et professionnelle ? Aucunement. Plus on s’approchera du plein emploi, plus les innovations de l’ESS en matière d’employabilité seront indispensables pour que chacun puisse accéder à un emploi adapté tant aux aspirations du salarié que de l’entreprise.

Moins de 8 % de chĂ´mage

Comment ne pas se réjouir. Le chômage baisse depuis 2016 et le reflux de l’emploi durant la pandémie a été plus que résorbé. De 10,3 % de taux de chômage en 2015 nous sommes passés à 7,3 % de la population active fin 2022 (chômage au sens du Bureau international du travail) soit 2,2 millions de personnes. Mieux, cette baisse profite à toutes les catégories d’âge ou socio-professionnelles, comme nous le disent Anne Brunner et Louis Maurin dans une analyse de l’Observatoire des inégalités. Seuls les jeunes sans diplôme ne bénéficient pas autant que les autres de cette conjoncture, selon cet article. Faut-il pour autant croire au retour du plein emploi ? Celui qui laisse entendre le retour des jours heureux au pays du travail ?

Le halo du chĂ´mage

Tout d’abord, le taux de chômage dépend de l’unité de mesure. Pôle emploi ne calcule pas le taux de chômage comme le BIT. Le nombre d’inscrits en catégorie A (sans aucune activité) était de 2,8 millions fin 2022, auquel il faudrait ajouter ceux qui sont inscrits tout en ayant une activité réduite (2,3 millions) et souhaiteraient travailler plus. Cela fait en tout plus de 5 millions d’individus. Mais la baisse se voit aussi pour Pôle emploi avec un taux qui diminue de 5,2 % sur un an. L’horizon du plein emploi est juste un peu loin que des lunettes du BIT qui a le mérite de permettre les comparaisons internationales…

« Pour les économistes, le plein emploi se situe sous la barre des 5 % de chômeurs dans la population active, rappelle Luc de Gardelle, président de la Fédération des entreprises d’insertion (> 2000 entreprises et 100 000 salariés), mais ceux qui restent sont aussi ceux qui sont le plus éloignés de l’emploi. » Faudrait-il pour autant en faire des laissés-pour-compte ? Non répondra l’ESS qui affirme depuis longtemps que « nul n’est inemployable » d’une part et que les entreprises ont à améliorer leur employeurabilité. C’est-à-dire leur capacité à maintenir l’employabilité de ses salariés.

Certains chômeurs sont éloignés depuis si longtemps parfois que certains disparaissent des statistiques. On les croise parmi la centaine de salariés d’Emerjean (écoutez notre podcast reportage Remettre l’emploi au centre du village 1/3 ), une entreprise à but d’emploi créée dans le quartier Saint-Jean de Villeurbanne dans le cadre de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD).
Ils étaient chômeurs en fin de droits, proches aidants qui avaient quitté la société du travail sans en retrouver le chemin, mères au foyer sans formation qui souhaitent s’émanciper par le travail, jeunes diplômées qui portent le voile et restent à la porte des recruteurs.
Paul Bruyelles, le directeur gĂ©nĂ©ral d’Emerjean l’explique en peu de mots : « les personnes veulent travailler contrairement Ă  certains discours. Mais Ă  force d’échec dans leurs recherches d’emploi, beaucoup se dĂ©sespèrent », explique-t-il (Ă©coutez le podcast Remettre l’emploi au centre du village 3/3 ).
Selon l’Observatoire des inégalités ils seraient 1,9 millions (chiffres 2020) invisibilisés dans ce qu’on appelle le halo du chômage. Un halo qui s’agrandit (+24 % entre 2015 et 2020)… pendant que baisse le taux de chômage. Près de deux millions d’invisibles qui ne font pas de démarche de recherche active mais qui, lorsque l’Insee leur pose la question, affirment qu’ils souhaiteraient travailler.

 

jeune femme dans la nature portant une cagette de légumes

IAE, TZCLD… les codes de l’emploi pour tous ?

« Moins il y aura de chômeurs, plus les entreprises comme les nôtres seront indispensables », explique Luc de Gardelle, président de la Fédération des entreprises d’insertion. Parce qu’il faut savoir accueillir et accompagner ces demandeurs d’emploi en quête de rédemption professionnelle. « Cela fait quarante ans que l’Insertion par l’activité économique (et l’installation du chômage de masse, ndlr) est experte du sujet... nous créons des entreprises (autofinancées à 85 % en moyenne), qui s'adaptent aux difficultés sociales », rappelle celui qui dirige le groupe d’insertion Altaïr à Strasbourg. Présentes sur de nombreux métiers en tension (bâtiment, restauration, logistique), les structures d’insertion par l’activité économique (SIAE) aident objectivement les entreprises du secteur à trouver des ressources qui leur manquent.

Mais le modèle de l’IAE, tout comme celui des Territoires zéro chômeur portent une autre vision de l’emploi. D’une part, elles innovent sur le champ des métiers. Réemploi, économie circulaire (Le Relais, Envie, Vitamine T), alimentation et maraichage bio (Les Jardins de Cocagnes, Les Relais solidaires), logistique du dernier kilomètre, l’écohabitat, le textile… l’IAE a créé de nombreux segments d’activités en phase avec une économie de la sobriété et la relocalisation de nos capacités de production. D’autre part, l’emploi est conçu pour répondre à un besoin de l’entreprise, tout autant que pour émanciper la personne qui l’occupe. Plus concrètement, la mise en situation de travail dans les SIAE (Chantiers d’insertion, Entreprises d’insertion, entreprises de travail temporaire d’insertion…) est le véhicule qui soutient le salarié dans son travail d’effacement des obstacles vers l’emploi durable : un logement décent et stable, résorber les problèmes de santé, les addictions, rétablir un équilibre de vie familiale (garde d’enfants…). Dans l’IAE, il y a l’activité économique qui finance l’entreprise, mais aussi et surtout l’activité économique qui s’organise autour d’emplois sur mesure pour le salarié en insertion.

Droit à l’emploi

Les Territoires zéro chômeur de longue durée vont encore plus loin en tentant de réaliser un véritable droit à l’emploi. Là où il est expérimenté, les Entreprises à but d’emploi (financées par leurs activités et par la réaffectation des coûts de prise en charge du chômage à la rémunération du salarié) rendent accessible, sans sélection (hormis la domiciliation et la durée sans emploi) des emplois à temps choisi. Ensuite, un Territoire zéro chômeur organise une gouvernance territoriale des besoins d’activité et des compétences des habitants, chômeurs de longue durée en connectant entreprises, pouvoirs publics, habitants, associations, acteur des politiques de l’emploi autour de cet objectif commun : fournir une proposition d’emploi décent à tous ceux qui le souhaitent. Là où cette gouvernance multi-acteurs fonctionne, peut alors émerger des emplois adaptés aux besoins du territoire et de ceux qui les occupent : « la vision traditionnelle de l’emploi est celle du mérite, explique Jean-Christophe Sarrot, responsable emploi et formation chez ATD Quart-monde, l’association à l’origine des « Territoires zéro chômeur ». Celui qui a un emploi le mérite, il en accepte les contraintes qui vont peut-être le détruire à la fin, il faut avoir fait des bonnes études… Avec Territoires zéro chômeur, nous renversons ces représentations en disant d’abord, que les personnes qui sont dans la privation durable d’emploi méritent d’accéder à un emploi décent. » (écoutez le podcast Territoire zéro chômeur : la fabrique de l’emploi décent 1/3)

Formation inclusive

Cette faculté de fabriquer de l’accessibilité aux personnes en marge pourrait se répéter sur le champ de la formation professionnelle. Prenons l’exemple du numérique. Un secteur en mal de dizaine de professionnels pour répondre à la demande des entreprises chaque année : « entre les personnes sans activités qui ne se sentent pas capables de travailler dans le numérique et les entreprises qui se figent sur des profils grandes écoles d’ingénieurs… c’est un peu normal », résume Frédéric Bardeau, président de Simplon. Cette entreprise, née en même temps que l’Ecole 42 ou d’autres, a fait de la formation inclusive son identité d’entreprise sociale et solidaire : « notre premier métier, avant la formation, c’est le sourcing explique-t-il. Chercher et convaincre les jeunes dans les missions locales, des réfugiés, des femmes, des personnes en situation de handicap qu’ils ont leur place dans le numérique », le deuxième est de convaincre les entreprises de s’ouvrir à autre chose que des geek bardés d’un diplôme d’ingénieur « et enfin, fabriquer la bonne formation aux métiers attendus », conclut Frédéric Bardeau. Sans de tels modèles qui font école et influent les politiques publiques de la formation (mise en place d’un label des Grandes écoles du numérique par exemple), comment le secteur pourrait-il couvrir le gap qui le sépare du plein emploi dans ce secteur ? Simplon a formé 22000 personnes en neuf ans d’existence sur des métiers Bac+2 à, bientôt, Bac+5. (écoutez le podcast Débuguer la formation professionnelle avec Simplon 1/3)

 

un homme et une femme souriants dans une boutique

Massification possible ?

Les modèles d’entreprise, de gouvernance territoriale porteurs de cette vision émancipatrice de l’emploi existent donc bel et bien même s’ils sont encore peu connus et reconnus. Mais peuvent-ils contribuer quantitativement à l’objectif d’un plein emploi accompli ? La question est plus délicate car elle induit, justement une reconnaissance beaucoup plus forte de tous les acteurs… les clauses d’insertion dans les marchés publics sont un levier conséquent pour connecter les entreprises du BTP, par exemple, au milieu de l’insertion. L’expérimentation des Territoires zéro chômeur en est déjà à sa deuxième loi d’expérimentation. 48 expérimentations ont été lancées, elles devraient être au moins 60 fin 2023. Mais une troisième loi interviendra-t-elle pour généraliser à terme, le principe d’un droit à l’emploi ? Aucune certitude pour l’heure.

Quant à l’IAE, un rapport : l'insertion par l’activité économique : état des lieux et perspectives de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) a rendu des conclusions mitigées sur le Pacte ambition IAE qui annonçait, en 2019 le soutien public au doublement des salariés en insertion d’ici 2022 pour atteindre 240 000. L’Igas relève que « fin 2021, 137 869 bénéficiaires étaient salariés dans l’un des 4000 structures de l’IAE. » Luc de Gardelle réplique que pour des entreprises qui ont à créer et développer des activités économiques pérennes, « les quelques 2100 entreprises d’insertion ont fait +30 000 emplois en trois ans dont deux années de Covid. »

La course à l’augmentation du flux des salariés en insertion met aussi la pression sur la qualité du recrutement. Le risque serait une sélection trop assidue des salariés les moins en difficulté, laissant de côté ceux qui sont le plus en marge. Un salarié en insertion reste dans l’entreprise entre 4 et 24 mois selon son parcours. L’Igas précise d’ailleurs qu’il serait utile de sortir d’une gestion quantitative de la mission d’insertion pour un pilotage qualitatif de l’accompagnement social. Dis plus clairement, l’IAE n’exploite pas encore tout le potentiel de son modèle.

 

homme avec casque de chantier qui semble réfléchir et se détendre

ESS et emploi décent

L’appel des Territoires zéro chômeur à instituer ce droit à un emploi décent doit susciter la discussion au sein de l’ESS. Comme l’explique Timothée Duverger dans son récent ouvrage L’économie sociale et solidaire (Repères Economie, édition La Découverte) , l’ESS ne se pose la question de la qualité de ses emplois que depuis peu. La valeur de l’engagement a souvent valu de passe-droit pour tout type d’écart. Le renouvellement générationnel du rapport au travail et la fameuse quête de sens contribuent à réduire cet oubli.

Mais l’ESS c’est aussi de nombreux emplois féminins sous valorisés qui souffrent d’un fort déficit d’attractivité comme les aides à domicile, les métiers du care, qui sont très largement portés dans des établissement associatifs ou mutualistes. Le volume d’emploi ESS sur les secteurs sociaux et médico-sociaux a triplé en quelques décades et représente 60,4 % de l’ensemble des emplois du secteur.

Si le baromètre de la qualité de vie au travail dans l’ESS (la 4e édition sera dévoilée par Harmonie mutuelle ESS le 28 mars) confirme une note relativement élevée pour les salariés comme pour les dirigeants, la revalorisation des conditions d’emploi et plus globalement de la mise à l’échelle de la valeur sociale et sociétale de ces métiers est l’un des grands combats des associations du secteur et donc de l’ESS pour un emploi décent. Cela dépend tout autant de l’approfondissement de cette vision que tout emploi doit être émancipateur, que de la capacité des fédérations de convaincre les pouvoirs publics de soutenir cet objectif et confirmer ainsi que le plein emploi n’est pas qu’une affaire de taux de chômage, mais bien d’aspirations à créer collectivement des emplois pour tous.