[ANALYSE] Une jeune génération qui toque à la porte des entreprises de l’ESS, une autre qui part à la retraite en masse d’ici quatre ans. Qu’est-ce que l’ESS a à gagner et à perdre dans le grand renversement de sa pyramide des âges ? Analyse de l’impact sur le futur visage de l’ESS…

« Vous savez que vous avez vraiment rencontré quelqu’un quand, après l’avoir vu, vous êtes un tout petit peu différent… Et lui aussi ! » résume la philosophe Gabrielle Halpern. L’Economie sociale et solidaire est une vieille dame dont l’histoire a déjà connu de nombreuses rencontres, voire de conflits générationnels qui l’ont toujours faite évoluer. Les frottements persistent encore entre l’entrepreneuriat social qui émerge dans les années 90 et l’ESS héritée de la pensée de Charles Gide du XIXe siècle. Et les boomers d’aujourd’hui se souviennent de la bataille entre anciens de l’Economie sociale institutionnalisée et la jeune garde de l’économie solidaire des années 70 et 80. De celle-ci a émergé ce que l’on a appelé ESS. Et l’émergence du social business a permis d’élargir le cercle de cette ESS par la loi de 2014, avec la reconnaissance et l’encadrement des sociétés commerciales de l’ESS aux côtés des familles associatives, mutualistes et coopératives.

La transition générationnelle que s’apprête à vivre l’ESS intervient dans un environnement institutionnel plutôt apaisé. Ces instances cherchent à installer un projet politique renouvelé et fédérateur, porté à l’échelon européen voire international et prenant en compte les défis sociétaux et climatiques contemporains (cf. article Congrès ESS). Elle est marquée par deux données singulières.

Inverser le sens… de la pyramide

D’une part, la question du sens donné à son travail ou à sa carrière inonde aujourd’hui les motivations affichées des actifs et tout particulièrement dans la jeune génération. Cette quête de sens rejaillit sur l’ESS. Selon le Baromètre de l’entrepreneuriat social 2021 (Opinion way, Ashoka), 64% des 18-24 ans souhaiteraient travailler dans l’ESS. Un chiffre qui augmente de cinq points en un an. Plus flagrant encore, 61% de ces jeunes souhaitent s’engager bénévolement au quotidien, contre 43% en 2020.

D’autre part, le dernier Panorama de l’ESS (Observatoire national de l’ESS, mai 2022), révèle que 493200 salariés de l’ESS, devraient partir à la retraite d’ici 2026. Un salarié sur cinq doit être remplacé d’ici quatre ans. Nous devrions donc assister à un rajeunissement profond des effectifs de l’ESS dans les prochaines années, qui influencera inévitablement les manières de faire et de vivre l’économie sociale et solidaire des prochaines décades.

Pour la bonne cause, mais attention !

A commencer par les conditions de travail. Chorum, qui édite Ness, est bien placé pour observer la qualité de vie au travail, au travers de son baromètre de la QVT dans l’ESS (la prochaine édition sera lancée à l’automne 2022). L’aspiration à un meilleur équilibre vie privée, vie professionnelle est un fait généralisé. Mais dans l’ESS, c’est une nouvelle donne qui contraste avec cet axiome du « c’est pour la bonne cause » qui veut que l’engagement professionnel dans une cause juste, la solidarité, l’action sociale justifierait un engagement qui dépasse le seul contrat de travail. Qu’on se le dise, nos jeunes talents ont d’autres ambitions pour eux-mêmes et le travail, même engagé : « Très concrètement, quand vous avez un professionnel au téléphone pour envisager un entretien, il va vous demander très rapidement les horaires de travail, la possibilité d’être libéré à telle ou telle heure parce qu'il a des impératifs. Avant c'était tabou ou cela arrivait à la fin du processus de recrutement. Maintenant cela arrive beaucoup plus tôt et on est de plus en plus à l'aise avec cela. Ils gardent la vocation, mais avec une articulation avec leur vie privée qu'on peut entendre », explique Céline Dilangu, directrice adjointe du Pôle social d’Arseaa une association sanitaire et sociale qui emploie 1700 salariés en Occitanie (retrouver l'intégralité de l'interview dans notre podcast "L’ESS a-t-elle les moyens de séduire les Millennials ?").

De nouvelles habitudes qu’on retrouve dans tout type d’associations, confirme Lucie de Clerck, directrice générale d’Entourage, une association de la social tech qui crée les réseaux sociaux pour ceux qui n’en ont pas : « Il y a une vraie guerre des talents en général, mais dans l'ESS en particulier, parce que les rémunérations ne sont pas très attractives. Les questions sur les horaires, les disponibilités, l’aspiration à se former sont donc très fortes. Je commence à avoir des demandes de contrats en 4/5e de jeunes salariés qui souhaitent pouvoir conduire leur projet personnel en parallèle » (retrouver l'intégralité de l'interview dans notre podcast "La nouvelle jeunesse de l'ESS").

Donner corps au sens

L’autre exigence constatée par les recruteurs est ce besoin de retrouver le sens du projet et des missions au plus près de leur quotidien professionnel. « Nous mettons fortement en avant notre utilité sociale, parce que cette jeune génération est très sensible à son utilité dans un collectif de travail. Ils recherchent un impact social sur la société », identifie Stéphane Pareil, le directeur général de l’Arseaa. Le partage du projet associatif (qu’on peut définir comme la définition temporelle et traduite en actions de l’objet social de l’association) devient stratégique : « Nous avons des orientations claires et visibles sur lesquelles des jeunes peuvent s'inscrire et notamment la notion de développement durable. Sur 2022 par exemple, nous avons choisi l’énergie et les déchets », décrit le directeur de l’Arseaa. La question est : comment faire vivre ce plan d’action ? « de ce point de vue nous avons stimulé la mobilisation d'éco animateurs constitués d'un salarié et d'un usager, donc un bénéficiaire de nos services. Cette génération à non seulement besoin d'agir, mais aussi de le faire reconnaître et savoir » (retrouver l'intégralité de l'interview dans notre podcast "L’ESS a-t-elle les moyens de séduire les Millennials ?").

L’enjeu de l’attractivité des métiers

Mais il reste une question délicate car le sens ne fait pas tout. Les métiers où le renouvellement sera le plus fort concerne principalement ces fameux travailleurs de première ligne dont le caractère essentiel a été mis en avant durant la crise sanitaire, autant qu’a été souligné la dévalorisation de ces métiers occupés en grande majorité par des femmes : aides-soignantes, aides à domicile, travailleurs familiaux… (retrouver notre infographie "Dis l'ESS, t'as quel âge ?"). Si l’ESS veut pouvoir attirer les talents, il lui faudra activer le dialogue social et, surtout, faire reconnaitre, par les politiques publiques, l’importance de revaloriser ces métiers. Les inégalités d’accès aux mesures du Ségur de la santé, notamment, ne sont pas encore totalement effacées malgré l'avenant 43 sur la branche de l’aide à domicile. Et la grande loi sur le grand âge et l’autonomie, promesse du premier quinquennat Macron, à réaliser durant celui qui s’ouvre, donnera une première occasion aux partenaires sociaux des branches de se faire entendre.

Nouveaux engagements, nouvelles solidarités

Cette transition générationnelle devrait se ressentir aussi sur le front de l’engagement bénévole où le désir d’engagement des 18-24 ans, mentionné en introduction, pourrait suppléer la déperdition des bénévoles plus âgés durant la crise sanitaire. Selon Recherches & Solidarités le nombre de bénévoles a diminué de 15 % entre 2019 et 2022. Selon Lucie de Clerck dont l’association Entourage communique avec les codes des Millennials via les réseaux sociaux comme Instagram et TikTok : « j'ai beaucoup entendu que les jeunes veulent agir tout de suite et ne pas s'engager dans la durée. C'est vrai, qu’il y a une crainte de manquer de temps. Et le fait de pouvoir s’engager à son rythme, selon sa volonté et sa disponibilité, c'est quelque chose de rassurant (…) mais, assez rapidement, les jeunes ont envie d'impact. Une fois qu'on les a attirés sur une promesse de flexibilité, on arrive à les emmener sur un step d'après avec de la structuration et plus de profondeur ».

L’ESS et les associations en particulier auront donc à maîtriser les nouveaux codes de déclenchement de l’action bénévole chez cette génération qui exprime, quoiqu’il en soit, le désir d’agir au quotidien comme l’explique Zoé, en service civique à Entourage Rennes (retrouver l'intégralité de l'interview dans notre podcast "Entourage, l’appli est dans la rue") : « Entourage porte ce mouvement citoyen où chacun peut agir à son échelle. On fait partie de cette génération qui a participé aux marches climat, et nous avons besoin de nous sentir acteur ou actrice de ce monde-là ».

L’Appli ne fait pas le bonheur…

Mais cette génération, née avec le web et, pour les plus jeunes, avec un smartphone dans la main, va-t-elle aussi généraliser la « tech » dans l’ESS ? L’exemple d’Entourage montre que si le recours au numérique est devenu naturel pour toutes ces structures innovantes (on pourrait citer aussi toutes les applis en matière de lutte contre le gâchis alimentaire, les marketplaces solidaires telles que Label Emmaüs…), elles usent du numérique au service de l’utilité sociale qui reste leur ADN. L’appel à l’immédiateté de l’action, « agir vite et là où je suis » aura toutefois son influence. L’appartenance à une communauté virtuelle ne fait pas nécessairement le même job qu’une organisation collective de l’action. Sur ce point, le mot magique est celui de la « convivialité » qui revient dans le discours d’Entourage. En résumé le bénévole de demain doit pouvoir agir et saisir le résultat de son action et conserver une pensée positive. Ce qui n’est pas peu face à la gravité des enjeux.

Génération hybride

Pour Gabrielle Halpern, ce qui réunit l’ESS et la jeune génération, c’est sa faculté à jouer les centaures, à jouer l’hybridation des enjeux, des actions, comme du travail : "L’économie sociale et solidaire est (…) un vrai mariage improbable, puisqu’il s’agit d’hybrider une logique économique et une logique sociale et solidaire – qui a priori n’ont rien à voir ensemble et semblent contradictoires. C’est l’exemple-type de contradiction qui balaie nos vieilles catégories et nos préjugés et qui nous montre que de deux choses, on peut en faire une troisième ! Ce pas de côté libérateur, c’est tout le sens de l’économie sociale et solidaire." Alors jeunes et ESS même combat ? Sûrement, estime la philosophe, mais deux défis sont à relever pour une transition réussie : « d’une part, assurer la transmission des valeurs ; d’autre part, éviter un « séparatisme », une mise en retrait des personnes âgées sous prétexte qu’elles sont âgées (…) L’intergénérationnel repose sur cette idée de métamorphose réciproque. Il va falloir imaginer des espaces, des temps, des modèles organisationnels pour que ces rencontres aient lieu et que les savoirs soient à la fois transmis, éprouvés et eux aussi, métamorphosés".