[ANALYSE] Où travaillerons-nous demain, avec qui et comment ? L'ESS formule deux types de réponses. Celles qui reconnectent le sens des métiers de l'ESS à une organisation qui réinventent le collectif de travail. Celles qui repensent nos lieux de travail à l'aune de la coopération, du partage des valeurs et du rééquilibrage territorial de notre vie économique. Des réponses qui font écho à l'aspiration générale de disposer de lieux ouverts, hybrides et où le collectif se construit autour du sens donné à la mission professionnelle. Exploration…
La crise sanitaire a mis à l'épreuve l'organisation du travail dans l'ESS comme ailleurs. Télétravail contraint, chômage partiel, fermetures d'établissements, interruption des activités dans les associations culturelles, sportives ou de loisirs… La période a poussé de nombreuses organisations à se renouveler pour que leurs équipes fassent vivre ce qui est l'essentiel aux yeux de l'ESS : fabriquer le lien social, porter attention à l'autre par le soin et la solidarité. Au moment où reparait l'espoir de "nous retrouver au travail", la question est de savoir quels seront les nouveaux repères des salariés de l'ESS.
Quitter le bureau, pas le collectif
Avant la crise sanitaire " le télétravail était d'abord perçu comme un gain pour l'équilibre vie privée, vie professionnelle. Organiser le télétravail c’est aussi interroger le contenu du travail ", estime Stéphane Pareil, directeur général de l'Arseaa. Lorsque le premier confinement intervient, cette grande association toulousaine (1700 salariés, 17 000 personnes accompagnées par an, six champs d'activité dont le sanitaire, le social, le médico-social) bouclait une expérimentation de deux ans ; proposant une journée de télétravail hebdomadaire aux fonctions administratives et d'encadrement. Le confinement a déverrouillé la règle. Un tiers des professionnels a pu être en télétravail à 100 %. Un questionnaire interne révèle qu'après la phase aigüe du premier confinement, 55 % des salariés d'Arseaa souhaitaient pouvoir télétravailler. Direction et organisations syndicales négocient actuellement un accord à partir de l'expérimentation et des retours d'experience de la crise sanitaire.
Télétravailler ce qui est télétravaillable
Mais serait-il possible d'envisager que l'accord s'applique aux éducateurs, psychologues et autres fonctions éducatives et para médicales qui forment le gros de l'effectif de l'association ? "La question est complexe et il faudra avancer prudemment", temporise Stéphane Pareil, qui connaît l'attachement de ces professionnels du lien et de l'humain à travailler in situ. Et pourtant, l'Arseaa comme d'autres associations a dû développer des téléconsultations, voire de l'accompagnement à distance pour des enfants, des adolescents ou des adultes en souffrance durant le printemps 2020. Une expérience dont il faudra tirer tous les enseignements : "nous avons constaté des effets intéressants, comme des adolescents parfois beaucoup plus à l'aise face à un écran qu'en direct ", souligne Stéphane Pareil.
Par ailleurs, un éducateur spécialisé a, un certain nombre de tâches administratives à réaliser pour le suivi des projets d’accompagnement, de travail en réseau, qui pourrait techniquement se réaliser à distance… " Cela demande de se mettre d'accord entre collaborateurs et managers sur ce qui pourrait se faire en télétravail. Il faut pouvoir mesurer ces temps et veiller à l'équilibre avec les temps d'équipe dans un collectif de travail," relève Stéphane Pareil qui illustre : "ce n'est pas naturel pour un éducateur spécialisé de rester à domicile pour accompagner une personne. Cela induit de ne plus pouvoir travailler aussi facilement en inter-disciplinarité et être en appui de son équipe pour intervenir auprès d'un groupe d'enfants ou d’adultes." Quoiqu'il en soit, conclut Stéphane Pareil : "le télétravail nécessite de l’organisation, du temps d’appropriation et de la formation pour les télétravailleurs autant que pour les managers."
[IT] Autonome ensemble
Le travail a distance bouscule un autre fondement du travail : la confiance entre l'encadrant et ses collaborateurs. Tant que les uns et les autres partageaient le même lieu de travail, la question ne se posait pas: "si tu es au travail, tu n'es pas ailleurs." Maintenant que le travail peut se réaliser, même partiellement, hors du cercle commun, quel peut être le point de départ, pour le manager, pour construire la confiance ? Stéphane Pareil relève qu'il faut y réfléchir dans les deux sens : "nous avons constaté le surinvestissement de collaborateurs qui souhaitaient montrer à tout prix qu'ils étaient bien au travail."
Au Havre, l'association Adéo a renversé la question en faisant de la confiance le présupposé à la relation de travail sur son pôle aide domicile (180 salarié.e.s). Dans ce métier, le travail à distance est une norme indépassable. Tout débute début 2020. Des aides à domiciles volontaires se réunissent par groupe de huit. Elles décident collectivement de leur organisation, gèrent les plannings, la répartition des bénéficiaires et animent leur collectif au travers d'échanges réguliers, de partages des pratiques professionnelles entre pairs.
Coacher plutĂ´t que diriger
Chaque équipe est chapeautée par un encadrant qui accompagne, plus qu'il ne contrôle l'activité. Il intervient en appui ou en rappel des contraintes légales qui s'imposent à l'activité. Les résultats sont positifs avec une amélioration de l'engagement des équipes du fait du rôle central donné au collectif (écouter notre podcast expert avec Amandine Gaffé, directrice adjointe d'Adéo). Dix huit mois après le début de l'expérimentation, la pratique est en phase de généralisation sur tous les pôles d'activité de l'association (accompagnement social et familial et gestion de crèches).
L'expérimentation de ce type d'organisation attire d'autres structures de la branche aide à domicile qui se lancent à leur tour et démontrent à tous les autres secteurs que la perte de centralité du siège due à la généralisation de la pratique du télétravail peut être positivement contre-balancée par un management plus collaboratif qui remet au centre le sens de l'activité.
Alexandre Jost, la Fabrique Spinoza "les espaces de travail vont se transformer et s'hybrider (…) l'ESS peut y apporter la notion d'intérêt général"
Pour Alexandre Jost, fondateur de la Fabrique Spinoza, le crash test des nouveaux liens au travail durant cette pandémie a changé nos habitudes sur des points essentiels:
• " La convivialité est la raison pour laquelle nous allons retourner au bureau. On évitera un peu plus d'interroger des pauses déjeuners un peu longues, un départ un peu plus tôt pour la crèche parce qu'on en réalise beaucoup plus l'utilité aujourd'hui. " Alexandre Jost rappelle d'ailleurs que, selon l'Anact, plus de quatre entreprises sur cinq ont maintenu leurs objectifs de performance sur l'année 2020.
• Deuxième changement : le management s'est horizontalisé et " les collaborateurs vont jouir d'une plus grande liberté d'organisation de leur travail. En dehors de quelques exceptions d'entreprises qui ont maintenu un management à distance par le contrôle de l'activité, la majorité des manageurs a réalisé que les collaborateurs sont dignes de confiance. Cela change notre vision du monde car on peut arrêter d'établir des règles pour les trois pourcent de tricheurs. "
• Le troisième changement touche plus spécifiquement les activités tertiaires: "les espaces de travail vont se transformer pour redonner de la place à la convivialité, la créativité, l'ouverture au monde", assure Alexandre Jost. Cela commence par cette hybridation du travail : "il y a le siège, le home office et, entre les deux, se développe une "troisième base", des espaces tiers que l'on trouvera à proximité de chez soi avec un espace de travail mais aussi une crèche, un commerce... C'est pourquoi les bureaux devront être des lieux vraiment attrayants au risque de voir les salariés le déserter sauf pour voir leurs collègues. "Faut-il se réjouir autant que s'inquiéter de cette nouvelle porosité entre lieux de vie sociale, familiale et professionnelle ? "Nous sommes la même personne tout au long de la journée et il n'y a pas de compartiments totalement étanches dans nos vies. Mais il faudra retravailler les règles de protection des temps de vie. La Loi sur la déconnexion devra être revue à l'aune de la crise sanitaire".
Alexandre Jost pointe l'enjeu préalable à la réalisation de ces mutations : "nous devons créer de nouveaux espaces de dialogue pour construire ensemble ces espaces de travail. Par exemple, lorsque la Région Ile-de-France a déplacé son siège de Paris à Saint-Ouen, ils ont organisé des ateliers avec les salariés pour réapprendre à travailler ensemble car c'était un grand bouleversement pour cette organisation. Que le télétravail perdure, que des espaces de travail centralisés s'organisent différement ou qu'il s'agisse de la création de tiers-lieux, dans tous les cas, le point fondamental est de consulter les gens en amont. Puis voir comment ils vont ensuite les faire travailler ensemble pour voir comment transformer (…) Et de ce point de vue, les acteurs de l'ESS et les associations, dont, c'est l'essence, peuvent apporter les notions de bien commun, d'intérêt général et d'ouverture au monde. "
L'ESS bâtisseur des espaces de travail de demain
Les tendances présentées par Alexandre Jost sont bien réelles et prééxistaient à la Covid. Mais imaginer leur généralisation radicale serait faire peu de cas des phénomènes d'inertie qui poussent notre société à affirmer l'appel au changement tout en reprenant des habitudes d'hier.
Il reste que la pratique croissante du travail à distance tend à libérer des mètres carrés de bureaux. Et les entreprises réfléchissent à leur devenir, ne serait-ce que pour des questions de coût. Si elle ne se pose pas de la même manière dans l'ESS, la question du coût de l'immobilier y est traitée de longue date par les centaines de millier de petites structures qui peinent à accéder au foncier (même si certains grandes associations, sans parler du secteur mutualiste ou bancaire ont développé un patrimoine immobilier conséquent). Et L'ESS a trouvé des solutions endogènes: c'est en mutualisant des moyens que l'on peut apparaître plus fort et c'est en forgeant de nouvelles coopérations qu'on le devient.
Sur cette base, sont nées les Maisons des associations, habituées à réunir en des lieux centraux les associations d'un territoire qui, seules n'y auraient jamais accédé. Puis vint la génération des Cités de l'ESS telles que Réalis, à Montpellier devenu aujourd'hui l'écrin des entreprises sociales qui se lancent et souhaitent être accompagnées ou encore de lieux hybrides tels que les Ecossolies à Nantes ou le Phare à l'Ile-Saint-Denis.
Partager le temps et l'espace
A Rennes, le Quadri a ouvert ses portes début 2021. Construit au coeur du quartier prioritaire du Blosne, il se veut être " un phare de l'ESS ouvert sur le quartier […] Un immeuble de travail nouvelle génération qui favorise la coopération" explique Haud Le Guen, directrice de Réso solidaire, le pôle de l'ESS rennaise chargé d'animer le lieu. " Nous avons organisé l'occupation des locaux en fonction du niveau d'accessibilité au public que nécessitait chaque types de structure. "
Au rez-de-chaussée : des espaces ouverts sur la ville avec une librairie coopérative, un restaurant d'insertion, entre autre, qui assument des prestations ou des prix en phase avec le quartier.
Le premier étage accueille un Pimm's (interface de médiation entre les populations et les services publics), et des entreprises d'insertion qui devraient générer de l'emploi très local dont une plateforme d'appel.
Au deuxième se trouvent, entre autre, des espaces communs faits d'une cantine, de salles de réunions et un espace événementiel qui peuvent être utilisés par les structures de l'ESS du quartier et du reste de l'agglomération.
Au troisième étage, une pépinière d'entreprise, créée par la Métropole espère recruter, entre autre des entrepreneurs du quartier.
Quant au quatrième étage, il accueille des entreprises telle qu'Enercoop ou des têtes de réseaux telles que la Cress Bretagne ou encore Réso solidaire.
Bureaux réversibles
Le confinement est intervenu alors que les travaux du Quadri étaient bien avancés. "Avec les futurs occupants, nous nous sommes réinterrogés sur les sens de circulation notamment et donc l'agencement des espaces tout en respectant "le schéma de respiration du bâtiment qui est écoconcu", précise Haud Le Guen.
Côté bureaux, les modes d'occupation ont été revus à l'aune des nouvelles pratiques de télétravail. Car si tous les espaces ont trouvé preneur, c'est le temps d'occupation utile qui a évolué. Par exemple, l'équipe de Réso solidaire envisage de ne se retrouver au complet que deux jours par semaine. Pour cinq salariés volontaires, un système de bureaux réversibles est à l'étude afin de partager du temps de bureau disponible avec une autre structure."
Murs rigides, occupation souple
A Oasis 21, un tiers-lieu de la transition écologique, sociale et citoyenne installé sur le site de la Villette à Paris, la question de la modularité des espaces est centrale. Une vingtaine de structures (France nature environnement, France Tiers-Lieux, Les Beaux Jours, la 27e Région, Légacoop et Finacoop ou encore le Coorace Ile-de-France) se partagent 1500 m2 d'un seul tenant et fraîchement aménagés. On y retrouve tous les ingrédients du bureau de demain : des bureaux fermés pour travailler dans l'entre-soi de sa structure, des open spaces pour travailleurs nomades, des salles de réunion mutualisées et de nombreux espaces dits de respiration où les relations plus informelles et conviviales peuvent s'épanouir : larges couloirs, alcôves pour discussions personnelles, espaces conviviaux… En tout ce sont 150 personnes qui peuvent y travailler au même moment.
Au-delà de l'organisation de l'espace, l'équipe qui a fondé ce lieu a imaginé un bail locatif de un an renouvelable. Cette durée permet d'envisager de manière réactive toute évolution de l'activité des résidents. " On n'imagine pas que France Nature Environnement, qui occupe 40 % des bureaux fermés, parte du jour au lendemain. Mais si son équipe devait s'agrandir ou au contraire se réduire temporairement, il serait aisé de redistribuer les espaces et réviser le bail en conséquence ", explique Cédric Mazière, l'un des fondateurs du lieu. Toutefois, cette souplesse nécessite une gestion collaborative du lieu afin que les enjeux des uns et des autres et l'intérêt collectif soient bien partagés. La solution d'Oasis 21 a été de sélectionner les structures sur la base d'une communauté d'action qui mettent les transitions et les valeurs de l'ESS en son centre. Deuxième temps : incarner cette communauté en choisissant un statut de Société coopérative d'intérêt collectif (Scic) qui permet d'associer l'ensemble des parties-prenantes à la gouvernance.
Repeupler les campagnes
Dernier étape de cette exploration: le milieu rural. Là encore l'ESS a un rôle à jouer au moment où le travail "au vert" incite des urbains patentés à se trouver un point de chute pour jouir de la campagne tout en travaillant avec la ville par l'entremise d'un ordinateur. Selon un étude Ifop - Familles rurales, la part des français considérant que vivre et travailler à la campagne est le mode de vie idéal" est passée de 38 % à 42 % entre 2018 et 2021. L'accès à un espace de coworking en milieu rural est perçu comme une "bonne chose" par 82 % des sondés et 36 % se disent susceptibles de s'y rendre.
Tiers-lieu rural : du travail et du lien
Et qui dit tiers-lieux dit mixité des usages entre travail, lien social et services. " Cela permet de travailler tout en évitant l'isolement du télétravailleur. Et dans ces tiers-lieux on va aussi trouver de la convivialité, mais aussi une crèche pour y laisser ses enfants ou d'autres services", explique Dominique Marmier, le président de Familles rurales qui a suscité, via son fonds de dotation Rural'mouv et des soutiens de l’Etat et de l’Europe, l'installation de 20 tiers-lieux dans des centres-bourgs et 20 autres attendent encore dans les cartons.
Ces nouvelles "églises au milieu du village", contribuent à résorber le déficit de services qu'ils soient administratifs, sociaux ou commerciaux. Or ce déficit est le premier frein à l'installation ou au maintien de la population à la campagne. "Ça et la couverture numérique haut débit qui est loin d'être parfaite", précise Dominique Marmier.
Nouvelles PaESSrelles
A l'issue de cette exploration, l'ESS apparaît à des positions stratégiques pour influer sur la transformation de nos modes et nos lieux de travail en y injectant de l’esprit collectif, une volonté de cohésion sociale en même temps qu’un développement économique plus équitable entre les territoires. Des préoccupations qu'il sera utile de promouvoir face à l'enjeu économique qui ne manquera pas d'attirer nombre d'entreprises. Comme le rappelle Alexandre Jost, “on parle de plusieurs dizaines de milliards d’euros qui pourraient être investis dans la création de nouveaux espaces de travail dans les prochaines années.”