Politiser le plaidoyer de l’ESS, création d’un gouvernement de l’ESS, défense de l’ESS comme optimum de l’entreprise moderne… Benoît Hamon confie à Ness quelle va être la tonalité de son mandat de président d’ESS France. Un entretien à lire ou à écouter.
Benoît Hamon entame son mandat de Président d’ESS France le 12 juin 2024, lors de l’Assemblée générale d’ESS France. Il succède à Jérôme Saddier qui aura réalisé deux mandats servant à réunir l’ensemble des composantes de cette économie sociale et solidaire autour d’un plaidoyer commun. Benoît Hamon a accepté de répondre aux questions de Ness à quelques jours de sa prise de fonction. Nous entamons notre discussion en revenant sur cette campagne où, pour la première fois, trois candidats étaient en lice : Benoît Hamon, Directeur général de Singa, Stéphane Junique, Président du Groupe VYV et Damien Baldin, directeur général de la fondation la France s’engage. Voici les principales verbatim du podcast.
Une campagne pas comme les autres…
« Une campagne comme celle-là, est très différente d'une campagne classique. D'abord parce que, au fond, le projet des candidats a été sensiblement le même puisqu'il avait été élaboré par les acteurs de l’ESS eux-mêmes - le conseil d'administration - et qu'il revenait ensuite de départager des candidats qui s'appuyaient tous sur ce patrimoine collectif.
C’est plutôt sain d'ailleurs d'avoir une sorte de fond de sauce commun. Chacun a ensuite exprimé, à travers sa personnalité, des sensibilités différentes sur l'approche du plaidoyer et la manière de fédérer l’ESS, sur les stratégies territoriales qu'on peut mettre en œuvre. Donc le profil, le tempérament même des candidats ont été un peu étalonnés, estimés, évalués par les membres du CA. Pour résumé, ce n'était pas une campagne en forme de compétition. Il n’y a pas eu de vaisselle cassée. »
Sa décision d’être candidat…
« Ce qui a été crucial dans ma décision, ce sont les demandes de beaucoup d'acteurs de l’ESS de m'engager davantage, en particulier dans cette période et au regard du contexte politique sensible. C'est ce qui a fait évoluer ma réflexion jusqu’au – presque - dernier moment, parce que ce n'était pas une décision programmée. J’ai pris ma décision, dès lors que j'ai eu la certitude, en lien avec le conseil d'administration de Singa, avec mes équipes, de la compatibilité de ce mandat avec la fonction de directeur général de Singa, et qu'il m'est apparu que les arguments de ceux qui me demandaient d'y aller étaient fondés. »
Sa volonté d’un plaidoyer plus politique
« L’ESS est politique, puisqu'elle propose quelque chose d'unique. C'est l'irruption de la démocratie dans les choix au cœur de l'entreprise. Et si aujourd'hui l'économie conventionnelle s'intéresse à l'intérêt général, si elle se politise elle-même, c'est bien qu'il y avait quelque chose d'assez pionnier dans ce qu'a fait l’ESS. Quand la loi Pacte faite par Monsieur Lemaire propose de modifier le Code civil et la définition de l’entreprise (articles 1832-1833 du Code civil), on modifie une définition de l'entreprise qui est vieille de deux siècles. Le vieux modèle, ce n’est pas celui de l’ESS. Le vieux modèle, c'était celui de l'entreprise classique où on considère que le rôle d'un manager est d’abord de construire un centre de profit qui viendra satisfaire celui qui est propriétaire de l'entreprise (…) C'est quelque chose dont doivent se convaincre impérativement les acteurs de l’ESS, plutôt que de se penser comme les parents pauvres de l'économie parce qu'on serait moins bien traités. Il y a là, à mon avis, une vraie mission et vocation de l'ESS et c'est celle que j'ai envie de défendre et de porter dans les années à venir. »
Un gouvernement de l’ESS ?
« Mon premier objectif sera de faire émerger [au sein du Conseil d’administration] une équipe de femmes et d'hommes issus de l’ESS, avec des missions dont ils seront responsables et qui en rendront compte devant les acteurs de l’ESS. C'est-à-dire que chacun sera invité à construire une stratégie, réunir des équipes dans l’ESS pour travailler, interpeller les pouvoirs publics quand c'est nécessaire, nouer des alliances quand on le peut.
Par exemple je pense que tout ce qui va dans ce que j’appelle la bataille culturelle doit devenir un grand portefeuille de l’ESS pour lequel je souhaite qu'une femme ou qu'un homme prenne rapidement des responsabilités. C’est tout ce qui embrasse la question de la pensée économique, de l'éducation dans l'enseignement supérieur comme dans les écoles, des médias, au sens ce que nous disons dans les médias, les contenus que nous produisons nous-mêmes, le développement de statuts à but non lucratifs qui contribuent à l'émergence de grands médias de l’ESS, dont on pense qu'ils sont une garantie du pluralisme de l'information et surtout de l'indépendance des rédactions.
Et c'est pareil sur le sujet de l’international, sur tout ce qui relève aujourd'hui des bonnes pratiques, de l’exemplarité, sur la question de l'inclusion, de la diversité, de l'égalité de genre. Je veux que l’ESS, dans ceux qui la représentent, soit, non seulement représentative de la société dans laquelle elle travaille, mais surtout de ses troupes, bénévoles ou employés.
La deuxième chose est que, pour moi il est important que si nous avons des instances démocratiques pour l’ESS, il faut que le débat ait lieu dans ces instances et pas à l’extérieur. Non pas que je ne souhaite pas de débat à l’extérieur, mais il était important que les grands responsables de l’ESS, le président de la Mutualité française, le président de Coop-fr, les grands dirigeants du mouvement associatif soient au conseil d’administration.
Nous ne sommes pas dans n’importe quelle période. Le chemin qui nous mène à 2027 laisse entrevoir quand même des hypothèses qui sont vertigineuses du point de vue des conséquences pour la démocratie, mais aussi pour l'économie sociale et solidaire, pour le secteur associatif.
Donc, puisque la responsabilité est grande, puisqu'elle est collective, il était important pour moi que les grands acteurs de L’ESS se retrouvent au sein du conseil d’administration d’ESS France. Et ainsi, il sera dit, notamment au Gouvernement que, si vous vous voulez parler à l’ESS, il y a un endroit, il n’y en a pas deux, il n'y en a pas un et demi, il n’y en a qu'un et c’est ESS France. »
Promotion des modèles dans des filières
« Ce qui fait sens aujourd'hui, c'est de montrer que dans certains secteurs, sans l’ESS, il n’y a plus rien. Vous avez parlé du réemploi mais il y a d’innombrables secteurs et on voit bien qu'il y a toujours un lien avec l'intérêt général. Et ça fait sens aujourd'hui de revendiquer que nous avons une expertise. Nous avons l'habitude des coopérations et des alliances entre acteurs de l'ESS, et avec les acteurs publics et acteurs privés conventionnels pour structurer durablement des filières et les faire monter en gamme en technologie, les faire passer à l’échelle, dès lors que les enjeux de transition écologique, de sobriété, de préservation de la biodiversité vont conduire les acteurs économiques à devenir plus responsables sur leurs modes de consommation et les consommateurs sur leurs modes de consommations.
Donc, structurer ces filières est important. Et ESS France pourra l’impulser. Mais l'acteur principal, ce sera la chambre régionale de l’ESS le plus souvent. »
Sanctuariser des segments d’activité ?
« Dans ces activités liées à la vulnérabilité des personnes, peut-on concevoir que les critères de performance des entreprises lucratives peuvent être exactement les mêmes quant au rendement d’une action qu’elle détient dans un Ehpad, que ce que l’on pourrait attendre d’une action dans une entreprise qui vend des missiles ou des chaussures ? Vous vous dite : non, ce n’est pas possible. C'est pourtant ce qui se passe quand un fonds de pension américain a des parts dans des Ehpad, dans des entreprises d'armement et a des indicateurs d’exigence qui sont comparables. Il y a quelque chose qui est aberrant sur le principe.
L’idée que, dans le champ de la vulnérabilité, les activités économiques soient réservées, demain, soit à des acteurs publics, soit à des acteurs privés non lucratifs ne nous évitent pas, par principe, le fait qu'il puisse y avoir des situations de maltraitance ou d'abus. Mais, en tout cas, cela nous garantit que, demain, des scandales du type Orpéa, ne se renouvèlent pas au nom du fait qu'il faut continuer à gaver ceux qui se sont déjà gavés, parce qu’ils exigent que les rendements de leurs investissements soient extrêmement élevés. C'est aussi une certaine idée de l'éthique en économie.
Et je mets au défi quiconque de dire que le modèle Orpéa ça se défendait. Non ça ne se défendait pas. Et ce, que vous soyez de droite ou de gauche ! Parce que on va tous vieillir, parce que cette question se posera pour nous même ou nos parents, si un jour nous devions être pris en charge. Et quand on ne peut pas argumenter sur le fait qu’une décision est bonne, c’est qu’elle ne l’est pas. Et donc la notre n’est pas si mauvaise que ça. »
Et la santé et qualité de vie au travail des salariés ?
« On ne peut pas être l'économie sociale et solidaire si on ne prête pas une attention particulière à ses salariés. Parce que dans "sociale et solidaire", on entend quelque chose quand même. A fortiori, parce que, si les injonctions à l'égard des salariés dans le monde associatif ne sont pas celles de l'actionnaire qui va demander un grand rendement, elles sont sur le ton de "il y a des bénévoles qui font beaucoup, donc tu pourras au moins faire autant qu’eux et travailler au-delà de ton temps de travail." C’est non… il y a un temps de travail, un contrat de travail. Il n'y a pas de raison qu'une gouvernance associative demande aux salariés de déborder sur leur temps de travail. Et certains le font parce que par ailleurs, ils sont souvent des salariés engagés. Mais on voit qu'il y a des injonctions qui peuvent aussi fragiliser des salariés dans le milieu associatif. »
Devenir la norme…
« Nous allons redevenir le référentiel que nous ne sommes plus. Quand la loi PACTE se fait, c'est très bien. Les entreprises disent on va bouger, on va changer, on va devenir plus responsables. Mais ce n'est pas pour atteindre un optimum qui serait "regardez ce que fait Ethiquable dans le commerce équitable" par exemple. Danone ne dit pas l'optimum, ce serait Ethiquable. Non, Danone fait l’entreprise à mission et dit "c'est nous l'optimum !" Mais ensuite, Emmanuel Faber est viré parce qu'il n'a pas fait assez de résultats, que lui-même fait un plan social, etc.
Je pense qu'il faut qu'on dise que l'optimum il est souvent chez nous, dans nos rangs. Pas toujours, j’en suis conscient, mais quand on a des pépites pareilles et bien c’est cela le référentiel !
Dans une discussion, une haut-fonctionnaire disait qu’il fallait questionner l’évaluation de l’impact social de l’économie sociale et solidaire… Et bien faites une journée sans bénévole. Chiche ! Faisons une journée sans ESS, plus de bénévole, plus d’associations, plus de mutuelles… Vous allez vite voir l’impact ! En une journée on aura vérifié ce que cela apporte. C’est considérable.
Convaincus de cela, nous devons poser que nous sommes ce référentiel. D’ailleurs, quand une grande entreprise, une société économique conventionnelle, veut faire du bien, des bénéfices au sens étymologique de « faire du bien », qu'est-ce qu'elle fait ? Une fondation… ESS. Un fonds de dotation ? ESS. Financer des associations ? ESS. C'est nous qui réparons le monde. Quand une entreprise qui a cassé les jouets veut les réparer, c'est par l’ESS qu'elle répare. Donc quand c'est nous qui réparons, ça veut dire que nous sommes une partie de la solution.
Et nous devons revendiquer d'avoir notre mot à dire sur les politiques publiques, sur les questions de fiscalité, sur les politiques de santé, etc. »
Mieux financer les Cress
« J'ai une solution clé en main pour Olivia Grégoire et elle n'a aucun coût budgétaire. Chaque année, une taxe parafiscale est payée par les entreprises qui finance les chambres consulaires. Et les entreprises de l’ESS peuvent y contribuer. Or, il n'y a pas de politique mis en œuvre par ces chambres consulaires à l'endroit des entreprises de l'ESS.
Donc, je propose qu'une fraction de cette taxe parafiscale levé pour financer les chambres de commerce et d'industrie notamment, aille au financement des Cress. Et non seulement les Cress seront mieux financées, mais en plus le coût budgétaire est nul et Olivia Grégoire pourra dire qu’elle aura fait plaisir à Bruno Le Maire. Donc ce n’est pas la double avec ESS France, c'est la double joie ! »
S’il y a une chose à retenir du mandat de Jérôme Saddier…
« Le legs le plus indiscutable de son mandat, c'est d’avoir réussi à impliquer les familles de l’ESS dans un agenda commun, mettent leur voix au service d’un plaidoyer commun. Je sais bien que cet écosystème est fragile et qu’il faut en prendre soin, mais cela reste l’héritage le plus évident. Et c’est ce qui permet d’envisager l’étape d’après. Tout ce que j’ai évoqué pour mon mandat, n'est permis que parce que, justement, aux yeux des acteurs eux-mêmes les trois lettres ESS veulent dire quelque chose. Il y a un agenda de l’ESS qui est porté, que l'on soit coopérateur, associatif, mutualiste, membre d'une fondation. »