Comment l’ESS peut-elle raconter le projet qu’elle porte afin qu’il soit partagé par le plus grand nombre et serve à refaire Société en France ? Ness questionne sur ce sujet Bastien Sibille (Opération Milliard) et Damien Baldin, (ESS France). Ils tracent des perspectives et les lignes de tensions du sujet : entre urgence de l’action, nécessité de se projeter sur un temps long et de trouver les bonnes stratégies d’influence.
Bastien Sibille est entrepreneur social (fondateur de la Scic Mobicoop) et actuel secrétaire général de Coop FR (organisation représentative des entreprises coopératives). Il a initié en juillet 2023 l’Opération Milliard qui rassemble désormais 2000 entrepreneurs solidaires, militants de l’ESS autour d’un projet de création d’un fonds d’investissement capable de financer à la bonne hauteur une transition écologique et juste. « Au-delà du chiffre d’un milliard d’euros, c’est une façon de se redire que nous sommes la solution et que nous avons confiance dans ce que nous sommes capables de faire. »
Damien Baldin est délégué général de la France s’engage et vice-président d’ESS France depuis le mois de juin 2024. Il a été chargé par Benoît Hamon, président d’ESS France, de la bataille culturelle (jeunesse, éducation, médias) : il ambitionne de « poser un récit positif de la Société française et de l'économie sociale et solidaire, face aux récits noirs, négatifs, xénophobes, racistes, qui aujourd'hui prennent le devant de la scène médiatique et politique. »
Ce qui a changé depuis le 7 juillet 2024...
Damien Baldin : Le changement, c'est l'incapacité – temporaire je l'espère – des partis politiques, de leurs représentants élus à se mettre en coalition, à travailler sur des propositions concrètes de transformation sociale et sociétale. Je suis marqué par la difficulté que les acteurs politiques ont à faire avancer le pays de manière coordonnée vers du progrès social et écologique. [Dans l’économie sociale et solidaire, ndlr] nous travaillons avec des acteurs aux cultures différentes, aux modèles économiques différents (une banque coopérative, une association, une mutuelle, un fonds de dotation, etc.), avec des personnes qui n'ont pas toujours les mêmes opinions politiques.Et pourtant elles s'engagent et font de l'innovation sociale [grâce à laquelle] nous arrivons à produire du progrès social. Nous sommes tout prêt à proposer à nos représentants politiques des manières de faire qui sont celles de l'économie sociale et solidaire.
Bastien Sibille : Quand nous avons écrit "Nous résistons" avec Claude Alphandéry et que nous avons lancé l'Opération Milliard avec son soutien, nous pensions avoir au moins trois ans devant nous pour construire des mécanismes qui permettent, justement, de résister plus encore au délitement social et économique que nous propose le néolibéralisme. Nous avons été pris de court par la brutalité de l’agenda politique.
D'un côté, cela devrait nous confirmer dans ce que nous disons [et] cela devrait nous rendre d'autant plus précieux pour la Société, parce que, effectivement, nous avons des solutions. Pour autant, le danger qui est le nôtre est que, malgré cela, nous soyons emportés dans un délitement social qui dépasse la force que constitue l'économie sociale et solidaire. A la fois, les corps intermédiaires ont été replacés sur le devant de la scène politique et, à la fois, nous voyons bien que nous ne pourrons retracer, à nous seuls, une perspective politique et institutionnelle d'ensemble.
L'ESS, l'utopie du XXIe siècle ?
Damien Baldin : L'ESS appartient à la fois au libéralisme et à la fois au socialisme. J'ai beaucoup parlé, [en tant que candidat] durant la campagne pour la présidence d'ESS France, du socialisme libéral, du mutualisme et aussi de la manière dont on peut réutiliser une idéologie marxiste qui est le substrat idéologique sur lequel se sont appuyés les forces révolutionnaires et réformistes du XIXe et XXe siècle. Nous parlons de bataille culturelle parce que nous avons un travail intellectuel à mener en profondeur.
Et nous avons un devoir de penser contre nous-mêmes. C’est-à-dire que nous avons à réinterroger profondément et dans la plus grande transparence le lien entre l'économie de marché et l'économie sociale et solidaire. Ce sont des tensions bien naturelles qui doivent nous amener à repenser et à retisser des liens et nous avons besoin pour cela de la recherche et de l'enseignement supérieur.
Bastien Sibille : Il me semble que le monde de la pensée, pour le dire comme ça, est plus au niveau de ce qu'attend l'époque de nous, que le monde économique ou le monde politique. Mais il ne suffit pas qu'une pensée existe pour qu'elle soit diffusée dans la Société. Par ailleurs, nous vivons dans une grande utopie. Le néolibéralisme est une utopie qui nous conduit dans le mur parce qu'il y a des segments entiers de son discours qui ne sont pas viables. Mais il s'impose à nous dans un rapport de force qui est un rapport de force médiatique, notamment, qui lui-même repose sur des mécanismes de domination économique.
Nous avons à reconstruire du rapport de force médiatique, un rapport de force pour que cette pensée puisse être mieux diffusée. Je pense que les acteurs de terrain sont en attente de ça et, plus important encore, ils sont très capables d'entrer en discussion et en co-construction avec ce récit. Donc reprenons confiance en nous-mêmes, tissons les quelques points de jonction dont on a besoin entre des briques de pensée qui existent déjà et, surtout, rentrons dans un rapport de force médiatique.
Et l'éducation populaire qui semble un mot presque surannée, est en fait absolument cruciale. Comment est-ce qu'on redynamise nos mouvements d'éducation populaire et nos partis politiques qui ont été des formidables courroies de transmission ?
La fabrique du récit...
Bastien Sibille : Au sein de l'Opération Milliard, nous menons ce travail du récit en faisant des auditions autant avec des personnes dont l'activité est proche de la pensée ou qui prennent la parole dans l'espace médiatique qu’avec beaucoup d'acteurs de terrain. C'est-à-dire qui se sont retroussé les manches sur leur territoire pour trouver des solutions.
L'idée c'est de dire : vous avez inventé des choses extraordinaires. Parlons ensemble et voyons comment nous rattachons les actions à des cadres de pensée qui peuvent construire un récit commun. Ce récit commun nous servira à planifier l'engagement du fonds dans un ensemble de secteurs que ce soit en investissement ou en subvention. Il y a donc une dimension de cocréation avec le terrain qui me semble très importante, parce-que l'intelligence est souvent là où elle se réalise. Et il y a aussi une dimension démocratique, puisque nous allons adopter collectivement ce récit. Et la démocratie c'est, parfois on est d'accord, parfois on n'est pas d'accord, mais on avance collectivement.
Récit et médias
Damien Baldin : Nous devons très rapidement organiser un état des lieux aujourd'hui des médias qui sont portés par des structures de l'économie sociale et solidaire et voir comment des structures comme ESS France peuvent mobiliser un soutien, y compris financier. Nous devons aussi, sur ce champ des médias, pouvoir aider à mettre en place des solidarités financières entre des acteurs de l'économie sociale et solidaire et de se dire attention, il y a un enjeu démocratique de financement des médias indépendants.
Deuxième point : les médias conventionnels. Je ne peux m'empêcher de mentionner l'importance pour l'ESS de rentrer dans les formations des École des journalisme. Et puis nous avons devant nous un travail d'influence plus classique pour faire en sorte que nous puissions prendre toujours un petit peu plus de place sur des plateaux télé ou sur des radios. Cela suppose, de notre part, d'avoir plusieurs voix qui incarnent l'ESS et donc de nous former beaucoup mieux au jeu médiatique.
Temps long vs 2027
Damien Baldin: Bastien Sibille parlait de l'éducation populaire. Effectivement, l'économie sociale et solidaire, c'est aussi un projet d'émancipation des individus et des citoyens. Nous ne sommes pas uniquement une économie qui produit des biens et des services. C'est une économie qui produit de la connaissance et un discours politique.
Nous devons, aussi, être en capacité de nous replonger dans le temps très long. Lorsqu'on parle de combat culturel, le réflexe fondamental est de s'adresser à la jeunesse. Nous parlons aujourd'hui d'un combat de plusieurs dizaines d'années qu'il faut commencer maintenant, ardemment et puissamment. Concrètement, ça signifie aller beaucoup plus loin dans le travail que mène déjà l'Esper (association de promotion de l’ESS à l’école). Nous devons travailler de manière encore beaucoup plus étroite avec les Universités et faire en sorte qu'il y ait de l'économie sociale et solidaire dans toutes les formations courtes, longues, initiale et aussi continue.
Bastien Sibille : La question du temps long et du court-terme est beaucoup plus importante qu'on ne le croit. Je l'ai travaillée sur les questions écologiques, mais cela s'applique aussi aux questions démocratiques et d'économie sociale dont on parle aujourd'hui. Quand vous dites aux gens qu'ils ont trois ans pour résoudre la crise démocratique, vous fabriquez de l'impuissance. Parce qu'on ne peut pas résoudre des problèmes aussi importants en trois ans. Nous faisons face à des changements sociaux, écologiques, économiques très profonds et donc il faut se réinscrire dans le temps long en ayant confiance en nous-mêmes et dans nos organisations pour conduire cette bataille dès demain.
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