đŸ—šïž Gabrielle Halpern : «l’hybridation gĂ©nĂ©rationnelle, c’est la mĂ©tamorphose rĂ©ciproque»

19/04/2022
đŸ—šïž Gabrielle Halpern : «l’hybridation gĂ©nĂ©rationnelle, c’est la mĂ©tamorphose rĂ©ciproque»

[INTERVIEW] Hybride par essence, l’Economie sociale et solidaire a-t-elle tous les atouts pour sĂ©duire les 18-30 ans en demande de sens et d’épanouissement professionnel ? Mais que se joue dans la rencontre entre les anciens et la jeune gĂ©nĂ©ration ? Nous avons posĂ© la question Ă  Gabrielle Halpern, philosophe, promotrice de l’hybridation comme projet sociĂ©tal. Elle identifie pour nous les leviers d’une « mĂ©tamorphose rĂ©ciproque ».

Ness : Vous dĂ©veloppez dans vos travaux (« Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020) la nĂ©cessaire hybridation de notre SociĂ©tĂ©. Qu'est-ce que cela signifie exactement ?

Gabrielle Halpern : Nous ne nous en rendons pas compte, mais nous passons nos journĂ©es Ă  tout ranger dans des cases : nos amis, nos collĂšgues, notre conjoint, nos clients, nos concurrents, notre mĂ©tier, les situations auxquelles nous sommes confrontĂ©es et les personnes que nous rencontrons. Notre cerveau s’est transformĂ© en usine de production massive de cases et en agissant de la sorte, nous passons complĂštement Ă  cĂŽtĂ© de la rĂ©alitĂ©. La crise que nous traversons n’est pas d’abord Ă©conomique, financiĂšre, sociale, Ă©cologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport Ă  la rĂ©alitĂ©.

En rangeant tout et tout le monde dans des cases, nous fabriquons des silos qui fracturent notre sociĂ©tĂ©. Un exemple frappant, si vous lisez les programmes politiques des candidats, - aux Ă©lections locales ou nationales -, vous constaterez qu’il s’agit de programmes politiques catĂ©goriels. Il y a « ma petite mesure pour les jeunes », « ma proposition pour les artisans », « ma mesure pour les personnes ĂągĂ©es »... Le corps citoyen est divisĂ© en morceaux et un programme politique catĂ©goriel, - lorsque le candidat est Ă©lu -, se traduit en politiques publiques catĂ©gorielles qui renforcent, voire crĂ©ent les fractures de notre sociĂ©tĂ©. On ne peut pas penser la banlieue sans le cƓur de ville, les jeunes sans les personnes ĂągĂ©es, l’économie sans la sociĂ©tĂ©, la technologie sans l’artisanat, sauf Ă  crĂ©er des clivages.

L’hybridation que j’appelle de mes vƓux - et qui ne constitue pas pour moi un simple travail de recherche en philosophie, mais un vĂ©ritable projet de sociĂ©tĂ© -, vise Ă  briser ces cases, ces frontiĂšres absurdes pour mettre ensemble des gĂ©nĂ©rations, des activitĂ©s, des usages, des personnes, qui a priori n’ont pas grand-chose Ă  voir ensemble, mais qui, rĂ©unis, vont donner lieu Ă  quelque chose de nouveau : un tiers-service, un tiers-lieu, une tierce
 Ă©conomie !

 

Ness : Quels éléments vous permettent de dire que l'avÚnement du "hors case" est envisageable ? Cela fait longtemps que l'on milite pour briser les fonctionnements en silo et les mesures catégorielles...

Gabrielle Halpern : L’époque que nous vivons est difficile et nous pourrions en ĂȘtre dĂ©sespĂ©rĂ©s
 Mais nous pouvons aussi prĂȘter attention Ă  des petits signaux faibles, qui, eux, peuvent donner des raisons d’espĂ©rer ! Oui, il y a des signaux faibles d’hybridation qui tĂ©moignent du fait que nous sommes en train d’apprendre Ă  voir le monde autrement qu’au travers de cases. Du fait de la prise de conscience Ă©cologique, la case « ville » explose, avec la vĂ©gĂ©talisation croissante, les fermes et les potagers urbains, dans une hybridation entre la nature et l’urbanisme. De nouvelles maniĂšres d’habiter s’installent avec le coliving oĂč l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture Ă  l’échelle d’un immeuble ; des Ă©coles rurales transforment leur cantine en brasserie pour tout le village et ouvrent leurs portes aux personnes ĂągĂ©es pour leur apprendre Ă  se servir d’un ordinateur. Des gares se transforment en musĂ©e pour donner au plus grand nombre l’accĂšs Ă  l’art ; tandis que des pianos sont installĂ©s dans des magasins et des crĂšches Ă  cĂŽtĂ© de maisons de retraite
 L’hybridation, c’est le mariage improbable et nous assistons de plus en plus Ă  ces mariages improbables qui rendent enfin possible les rencontres. Nous sommes allĂ©s au bout de cette logique de « cases » par l’intermĂ©diaire desquelles nous pensions maĂźtriser et dominer ce qui nous entoure et nous commençons enfin, petit Ă  petit, Ă  accepter ce qui est hybride, Ă  accepter ce sur quoi nous ne pouvons pas coller une Ă©tiquette


 

Ness : La jeune gĂ©nĂ©ration vous apparaĂźt-elle aux avant-postes de cette sociĂ©tĂ© hybride ?

Gabrielle Halpern : Oui et non. Oui, car on peut dire qu’elle est naturellement hybride ; cela se traduit par exemple dans son rapport au travail qui remet complĂštement en question deux dogmes. Le premier qui est celui du triptyque « Ă  une formation, correspond un diplĂŽme se traduisant en un mĂ©tier que je vais exercer toute ma vie », - ce triptyque est terminĂ©, les jeunes veulent vivre mille vies professionnelles en une ! Le second est celui de la division du travail. Adam Smith nous avait promis que cela augmentait la productivitĂ©, sauf que les jeunes gĂ©nĂ©rations comprennent que ce que l’on gagne en productivitĂ©, on le perd en sens et en temps avec une difficultĂ© terrible Ă  se coordonner et Ă  partager des informations. Les jeunes vont inventer l’hybridation du travail. Ils n’ont aucun mal Ă  ĂȘtre ce que j’appelle des « centaures », c’est-Ă -dire Ă  avoir un pied dans plusieurs mondes.

Non, parce que les autres gĂ©nĂ©rations se transforment rapidement et commencent Ă  ĂȘtre, elles aussi, hybrides ! Nos comportements, nos usages, nos besoins sont de plus en plus en phase avec cette idĂ©e d’hybridation : par exemple, l’incroyable essor des initiatives pour crĂ©er des maisons de retraite rĂ©volutionnaires oĂč l’on mĂȘle des publics et des activitĂ©s trĂšs diffĂ©rents tĂ©moigne du fait que l’on commence enfin Ă  refuser les « cases » dans lesquelles nous avions rangĂ© jusqu’à prĂ©sent les personnes ĂągĂ©es ! L’hybridation va de plus en plus faire partie de notre zeitgeist, de l’esprit de notre temps, si nous poursuivons dans ce sens. Peut-ĂȘtre parviendrons-nous un jour Ă  voir dans les soi-disantes « contradictions » une opportunitĂ© d’émancipation, et mĂȘme de libĂ©ration.

 

Ness : L'ESS qui s’évertue Ă  combiner les objectifs sociaux, Ă©conomiques, environnementaux est-elle une Ă©conomie en phase avec une sociĂ©tĂ© hybride ?

Gabrielle Halpern : L’économie sociale et solidaire est une Ă©conomie hybride par excellence, - un vrai mariage improbable ! -, puisqu’il s’agit d’hybrider une logique Ă©conomique et une logique sociale et solidaire – qui a priori n’ont rien Ă  voir ensemble et semblent contradictoires. C’est l’exemple-type de contradiction qui balaie nos vieilles catĂ©gories et nos prĂ©jugĂ©s et qui nous montre que de deux choses, on peut en faire une troisiĂšme ! Ce pas de cĂŽtĂ© libĂ©rateur, c’est tout le sens de l’économie sociale et solidaire. Non seulement cette Ă©conomie est en phase avec une sociĂ©tĂ© hybride, mais elle en est la traduction visionnaire, l’incarnation pionniĂšre et je suis convaincue que, du fait de la prise de conscience sociĂ©tale des entreprises, l’économie sociale et solidaire sera le modĂšle de demain ! Des Ă©tudes post-covid ont montrĂ© que les Français considĂšrent l’entreprise comme l’acteur numĂ©ro 1 pour changer et rĂ©parer le monde ; cela donne un pouvoir immense aux entreprises, mais aussi une responsabilitĂ© immense. Elles n'auront pas le droit de dĂ©cevoir les citoyens. L’entreprise veut-elle jouer un rĂŽle sociĂ©tal ? L’entreprise veut-elle ĂȘtre un point de repĂšre de la sociĂ©tĂ© ? TrĂšs bien, mais elle devra considĂ©rer la sociĂ©tĂ© comme son point de repĂšre.

 

Ness : Que peut apporter de plus la jeune gĂ©nĂ©ration Ă  la proposition politique que porte l'ESS en tant que mouvement de dĂ©veloppement Ă©conomique ?

Gabrielle Halpern : En faisant le choix de ce modĂšle lorsqu’elle crĂ©e de nouvelles structures et en participant ainsi Ă  son essaimage, la jeune gĂ©nĂ©ration peut jouer un grand rĂŽle pour l’ESS. Par ailleurs, les civictech peuvent donner un souffle encore plus fort Ă  la dĂ©mocratie dans les structures de l’ESS. En inventant de nouveaux outils, de nouvelles maniĂšres de collaborer ou d’animer un rĂ©seau, les jeunes, nĂ©s avec les nouvelles technologies, peuvent permettre Ă  l’ESS d’aller encore plus loin dans l’incarnation des valeurs qu’elle dĂ©fend. Cette gĂ©nĂ©ration, en quĂȘte de sens, a compris que le mot « innovation » n'est pas une valeur en soi. Innover pour innover est absurde ; en revanche, mettre l’innovation au service de l’utilitĂ© sociale a du sens.

 

Ness : Plus de 490 000 salariĂ©s de l'ESS partirons Ă  la retraite d'ici 2026, soit un salariĂ© sur cinq. Il y a dans cette transition dĂ©mographique un enjeu de transmission de valeurs entre ceux qui partent et ceux qui arrivent. Vous dĂ©fendez dans une note rĂ©cente la sociĂ©tĂ© et l'entreprise intergĂ©nĂ©rationnelle. Comment cela pourrait se traduire dans les entreprises de l'ESS ?

Gabrielle Halpern : La fĂ©roce Ă©tymologie latine associe le mot « retraite » Ă  l’action de « retirer ». LĂ  encore, des cases ! Il y a deux enjeux : d’une part, assurer la transmission des valeurs ; d’autre part, Ă©viter un « sĂ©paratisme », une mise en retrait des personnes ĂągĂ©es sous prĂ©texte qu’elles sont ĂągĂ©es. L’hybridation, c’est la mĂ©tamorphose rĂ©ciproque. Vous savez que vous avez vraiment rencontrĂ© quelqu’un quand, aprĂšs l’avoir vu, vous ĂȘtes un tout petit peu diffĂ©rent
 Et lui aussi ! L’intergĂ©nĂ©rationnel repose sur cette idĂ©e de mĂ©tamorphose rĂ©ciproque. Il va falloir imaginer des espaces, des temps, des modĂšles organisationnels pour que ces rencontres aient lieu et que les savoirs soient Ă  la fois transmis, Ă©prouvĂ©s et eux aussi, mĂ©tamorphosĂ©s.

 

Retrouvez un article paru dans La Tribune sur la transition démographique : cliquez ici

Retrouvez une interview parue dans le magazine La Vie de Gabrielle Halpern : cliquez ici

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 Gabrielle Halpern 

Docteur en philosophie, chercheur associĂ©e et diplĂŽmĂ©e de l’École Normale SupĂ©rieure, Gabrielle Halpern a travaillĂ© au sein des cabinets du Ministre de l’Économie et des Finances, de la SecrĂ©taire d’État au Commerce, Ă  l'Artisanat, Ă  la Consommation et Ă  l'Economie Sociale et Solidaire, du SecrĂ©taire d’État Ă  la Recherche et Ă  l’Enseignement SupĂ©rieur et du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, en tant que « ConseillĂšre Prospective et Discours », avant de participer au dĂ©veloppement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle est enfin experte-associĂ©e Ă  la Fondation Jean JaurĂšs et dirige la sĂ©rie « Hybridations » aux Editions de l’Aube. Ses travaux de recherche, dont sa thĂšse de doctorat, portent en particulier sur l’hybridation. Elle est l’auteur de l'essai « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation » (Le Pommier, 2020), de la bande dessinĂ©e "La Fable du centaure" (illustrĂ©e par Didier Petetin, HumenSciences, 2022) et de l’essai « Philosopher et Cuisiner : un mĂ©lange exquis – Le Chef et la Philosophe » (coĂ©crit avec Guillaume Gomez, Editions de l’Aube, 2022), ainsi que de nombreuses tribunes, chroniques et interviews dans la presse.

https://www.gabriellehalpern.com/

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