[INTERVIEW] Hybride par essence, lâEconomie sociale et solidaire a-t-elle tous les atouts pour sĂ©duire les 18-30 ans en demande de sens et dâĂ©panouissement professionnel ? Mais que se joue dans la rencontre entre les anciens et la jeune gĂ©nĂ©ration ? Nous avons posĂ© la question Ă Gabrielle Halpern, philosophe, promotrice de lâhybridation comme projet sociĂ©tal. Elle identifie pour nous les leviers dâune « mĂ©tamorphose rĂ©ciproque ».
Ness : Vous dĂ©veloppez dans vos travaux (« Tous centaures ! Eloge de lâhybridation », Le Pommier, 2020) la nĂ©cessaire hybridation de notre SociĂ©tĂ©. Qu'est-ce que cela signifie exactement ?
Gabrielle Halpern : Nous ne nous en rendons pas compte, mais nous passons nos journĂ©es Ă tout ranger dans des cases : nos amis, nos collĂšgues, notre conjoint, nos clients, nos concurrents, notre mĂ©tier, les situations auxquelles nous sommes confrontĂ©es et les personnes que nous rencontrons. Notre cerveau sâest transformĂ© en usine de production massive de cases et en agissant de la sorte, nous passons complĂštement Ă cĂŽtĂ© de la rĂ©alitĂ©. La crise que nous traversons nâest pas dâabord Ă©conomique, financiĂšre, sociale, Ă©cologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, câest avant tout une crise de notre rapport Ă la rĂ©alitĂ©.
En rangeant tout et tout le monde dans des cases, nous fabriquons des silos qui fracturent notre sociĂ©tĂ©. Un exemple frappant, si vous lisez les programmes politiques des candidats, - aux Ă©lections locales ou nationales -, vous constaterez quâil sâagit de programmes politiques catĂ©goriels. Il y a « ma petite mesure pour les jeunes », « ma proposition pour les artisans », « ma mesure pour les personnes ĂągĂ©es »... Le corps citoyen est divisĂ© en morceaux et un programme politique catĂ©goriel, - lorsque le candidat est Ă©lu -, se traduit en politiques publiques catĂ©gorielles qui renforcent, voire crĂ©ent les fractures de notre sociĂ©tĂ©. On ne peut pas penser la banlieue sans le cĆur de ville, les jeunes sans les personnes ĂągĂ©es, lâĂ©conomie sans la sociĂ©tĂ©, la technologie sans lâartisanat, sauf Ă crĂ©er des clivages.
Lâhybridation que jâappelle de mes vĆux - et qui ne constitue pas pour moi un simple travail de recherche en philosophie, mais un vĂ©ritable projet de sociĂ©tĂ© -, vise Ă briser ces cases, ces frontiĂšres absurdes pour mettre ensemble des gĂ©nĂ©rations, des activitĂ©s, des usages, des personnes, qui a priori nâont pas grand-chose Ă voir ensemble, mais qui, rĂ©unis, vont donner lieu Ă quelque chose de nouveau : un tiers-service, un tiers-lieu, une tierce⊠économie !
Ness : Quels éléments vous permettent de dire que l'avÚnement du "hors case" est envisageable ? Cela fait longtemps que l'on milite pour briser les fonctionnements en silo et les mesures catégorielles...
Gabrielle Halpern : LâĂ©poque que nous vivons est difficile et nous pourrions en ĂȘtre dĂ©sespĂ©rĂ©s⊠Mais nous pouvons aussi prĂȘter attention Ă des petits signaux faibles, qui, eux, peuvent donner des raisons dâespĂ©rer ! Oui, il y a des signaux faibles dâhybridation qui tĂ©moignent du fait que nous sommes en train dâapprendre Ă voir le monde autrement quâau travers de cases. Du fait de la prise de conscience Ă©cologique, la case « ville » explose, avec la vĂ©gĂ©talisation croissante, les fermes et les potagers urbains, dans une hybridation entre la nature et lâurbanisme. De nouvelles maniĂšres dâhabiter sâinstallent avec le coliving oĂč lâon mutualise une buanderie, une chambre dâamis, une cuisine ou encore une voiture Ă lâĂ©chelle dâun immeuble ; des Ă©coles rurales transforment leur cantine en brasserie pour tout le village et ouvrent leurs portes aux personnes ĂągĂ©es pour leur apprendre Ă se servir dâun ordinateur. Des gares se transforment en musĂ©e pour donner au plus grand nombre lâaccĂšs Ă lâart ; tandis que des pianos sont installĂ©s dans des magasins et des crĂšches Ă cĂŽtĂ© de maisons de retraite⊠Lâhybridation, câest le mariage improbable et nous assistons de plus en plus Ă ces mariages improbables qui rendent enfin possible les rencontres. Nous sommes allĂ©s au bout de cette logique de « cases » par lâintermĂ©diaire desquelles nous pensions maĂźtriser et dominer ce qui nous entoure et nous commençons enfin, petit Ă petit, Ă accepter ce qui est hybride, Ă accepter ce sur quoi nous ne pouvons pas coller une Ă©tiquetteâŠ
Ness : La jeune génération vous apparaßt-elle aux avant-postes de cette société hybride ?
Gabrielle Halpern : Oui et non. Oui, car on peut dire quâelle est naturellement hybride ; cela se traduit par exemple dans son rapport au travail qui remet complĂštement en question deux dogmes. Le premier qui est celui du triptyque « Ă une formation, correspond un diplĂŽme se traduisant en un mĂ©tier que je vais exercer toute ma vie », - ce triptyque est terminĂ©, les jeunes veulent vivre mille vies professionnelles en une ! Le second est celui de la division du travail. Adam Smith nous avait promis que cela augmentait la productivitĂ©, sauf que les jeunes gĂ©nĂ©rations comprennent que ce que lâon gagne en productivitĂ©, on le perd en sens et en temps avec une difficultĂ© terrible Ă se coordonner et Ă partager des informations. Les jeunes vont inventer lâhybridation du travail. Ils nâont aucun mal Ă ĂȘtre ce que jâappelle des « centaures », câest-Ă -dire Ă avoir un pied dans plusieurs mondes.
Non, parce que les autres gĂ©nĂ©rations se transforment rapidement et commencent Ă ĂȘtre, elles aussi, hybrides ! Nos comportements, nos usages, nos besoins sont de plus en plus en phase avec cette idĂ©e dâhybridation : par exemple, lâincroyable essor des initiatives pour crĂ©er des maisons de retraite rĂ©volutionnaires oĂč lâon mĂȘle des publics et des activitĂ©s trĂšs diffĂ©rents tĂ©moigne du fait que lâon commence enfin Ă refuser les « cases » dans lesquelles nous avions rangĂ© jusquâĂ prĂ©sent les personnes ĂągĂ©es ! Lâhybridation va de plus en plus faire partie de notre zeitgeist, de lâesprit de notre temps, si nous poursuivons dans ce sens. Peut-ĂȘtre parviendrons-nous un jour Ă voir dans les soi-disantes « contradictions » une opportunitĂ© dâĂ©mancipation, et mĂȘme de libĂ©ration.
Ness : L'ESS qui sâĂ©vertue Ă combiner les objectifs sociaux, Ă©conomiques, environnementaux est-elle une Ă©conomie en phase avec une sociĂ©tĂ© hybride ?
Gabrielle Halpern : LâĂ©conomie sociale et solidaire est une Ă©conomie hybride par excellence, - un vrai mariage improbable ! -, puisquâil sâagit dâhybrider une logique Ă©conomique et une logique sociale et solidaire â qui a priori nâont rien Ă voir ensemble et semblent contradictoires. Câest lâexemple-type de contradiction qui balaie nos vieilles catĂ©gories et nos prĂ©jugĂ©s et qui nous montre que de deux choses, on peut en faire une troisiĂšme ! Ce pas de cĂŽtĂ© libĂ©rateur, câest tout le sens de lâĂ©conomie sociale et solidaire. Non seulement cette Ă©conomie est en phase avec une sociĂ©tĂ© hybride, mais elle en est la traduction visionnaire, lâincarnation pionniĂšre et je suis convaincue que, du fait de la prise de conscience sociĂ©tale des entreprises, lâĂ©conomie sociale et solidaire sera le modĂšle de demain ! Des Ă©tudes post-covid ont montrĂ© que les Français considĂšrent lâentreprise comme lâacteur numĂ©ro 1 pour changer et rĂ©parer le monde ; cela donne un pouvoir immense aux entreprises, mais aussi une responsabilitĂ© immense. Elles n'auront pas le droit de dĂ©cevoir les citoyens. Lâentreprise veut-elle jouer un rĂŽle sociĂ©tal ? Lâentreprise veut-elle ĂȘtre un point de repĂšre de la sociĂ©tĂ© ? TrĂšs bien, mais elle devra considĂ©rer la sociĂ©tĂ© comme son point de repĂšre.
Ness : Que peut apporter de plus la jeune génération à la proposition politique que porte l'ESS en tant que mouvement de développement économique ?
Gabrielle Halpern : En faisant le choix de ce modĂšle lorsquâelle crĂ©e de nouvelles structures et en participant ainsi Ă son essaimage, la jeune gĂ©nĂ©ration peut jouer un grand rĂŽle pour lâESS. Par ailleurs, les civictech peuvent donner un souffle encore plus fort Ă la dĂ©mocratie dans les structures de lâESS. En inventant de nouveaux outils, de nouvelles maniĂšres de collaborer ou dâanimer un rĂ©seau, les jeunes, nĂ©s avec les nouvelles technologies, peuvent permettre Ă lâESS dâaller encore plus loin dans lâincarnation des valeurs quâelle dĂ©fend. Cette gĂ©nĂ©ration, en quĂȘte de sens, a compris que le mot « innovation » n'est pas une valeur en soi. Innover pour innover est absurde ; en revanche, mettre lâinnovation au service de lâutilitĂ© sociale a du sens.
Ness : Plus de 490 000 salariés de l'ESS partirons à la retraite d'ici 2026, soit un salarié sur cinq. Il y a dans cette transition démographique un enjeu de transmission de valeurs entre ceux qui partent et ceux qui arrivent. Vous défendez dans une note récente la société et l'entreprise intergénérationnelle. Comment cela pourrait se traduire dans les entreprises de l'ESS ?
Gabrielle Halpern : La fĂ©roce Ă©tymologie latine associe le mot « retraite » Ă lâaction de « retirer ». LĂ encore, des cases ! Il y a deux enjeux : dâune part, assurer la transmission des valeurs ; dâautre part, Ă©viter un « sĂ©paratisme », une mise en retrait des personnes ĂągĂ©es sous prĂ©texte quâelles sont ĂągĂ©es. Lâhybridation, câest la mĂ©tamorphose rĂ©ciproque. Vous savez que vous avez vraiment rencontrĂ© quelquâun quand, aprĂšs lâavoir vu, vous ĂȘtes un tout petit peu diffĂ©rent⊠Et lui aussi ! LâintergĂ©nĂ©rationnel repose sur cette idĂ©e de mĂ©tamorphose rĂ©ciproque. Il va falloir imaginer des espaces, des temps, des modĂšles organisationnels pour que ces rencontres aient lieu et que les savoirs soient Ă la fois transmis, Ă©prouvĂ©s et eux aussi, mĂ©tamorphosĂ©s.
Retrouvez un article paru dans La Tribune sur la transition démographique : cliquez ici
Retrouvez une interview parue dans le magazine La Vie de Gabrielle Halpern : cliquez ici
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Gabrielle Halpern
Docteur en philosophie, chercheur associĂ©e et diplĂŽmĂ©e de lâĂcole Normale SupĂ©rieure, Gabrielle Halpern a travaillĂ© au sein des cabinets du Ministre de lâĂconomie et des Finances, de la SecrĂ©taire dâĂtat au Commerce, Ă l'Artisanat, Ă la Consommation et Ă l'Economie Sociale et Solidaire, du SecrĂ©taire dâĂtat Ă la Recherche et Ă lâEnseignement SupĂ©rieur et du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, en tant que « ConseillĂšre Prospective et Discours », avant de participer au dĂ©veloppement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle est enfin experte-associĂ©e Ă la Fondation Jean JaurĂšs et dirige la sĂ©rie « Hybridations » aux Editions de lâAube. Ses travaux de recherche, dont sa thĂšse de doctorat, portent en particulier sur lâhybridation. Elle est lâauteur de l'essai « Tous centaures ! Eloge de lâhybridation » (Le Pommier, 2020), de la bande dessinĂ©e "La Fable du centaure" (illustrĂ©e par Didier Petetin, HumenSciences, 2022) et de lâessai « Philosopher et Cuisiner : un mĂ©lange exquis â Le Chef et la Philosophe » (coĂ©crit avec Guillaume Gomez, Editions de lâAube, 2022), ainsi que de nombreuses tribunes, chroniques et interviews dans la presse.