🎧 Le numérique social et solidaire existe et a son mot à dire sur l’IA

05/11/2024
Jeanne Brétecher Social good accelerator podcast

[INTERVIEW] Jeanne Brétécher, a fondé le Social good accelerator pour fédérer l’ensemble des acteurs du numérique issus de l’économie sociale et solidaire en France et en Europe. Première surprise, l’ESS est beaucoup plus présente qu’on ne le pense dans cette industrie dominée par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Deuxième fait marquant : oui l’ESS a des arguments à faire valoir pour un numérique solidaire et des datas d’intérêt général.

 

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Ness : Où sont les morceaux de l'économie sociale et solidaire dans l'océan numérique ?

Jeanne Brétecher : Dans l'océan numérique, ils sont infinitésimaux. Dans l'économie sociale et solidaire, par contre, le numérique est beaucoup présent qu’on ne le pense. C'est assez méconnu parce qu'ill n'y a pas une « conscience de classe », des structures du numériques de l'ESS. Mais cela commence à bouger, parce qu’on se rend bien compte que nous ne sommes pas traités de la même manière qu'une start-up classique. 
L’ESS est très présente dans le numérique via l'économie circulaire et l'Insertion par l’activité économique (IAE). C'est, en soi, un secteur qui a vocation à se développer puisqu'on a un gisement énorme de matériel informatique (ordinateurs, smartphones) à reconditionner et qui est inexploité aujourd'hui.

Historiquement, l'économie sociale et solidaire numérique s'est créée dans l'éducation populaire. Framasoft (Doodle, Framadate...), qui est plutôt dans la catégorie « éditeur de logiciels alternatifs », se revendique aussi de l'éducation populaire dans une vision qui défend un numérique qui permet d’émanciper, plutôt que d’être subit dans son développement. C’est un numérique qui refuse la dépendance aux grands modèles.

Il faut aussi mentionner les Chatons (Collectif des hébergeurs alternatifs transparents, ouverts, neutres et solidaires), qui propose vraiment des alternatives pour se libérer des outils proposés par les grands acteurs dominants du numérique. Nous avons aussi une Fédération des fournisseurs d'accès Internet associatifs.

Tous ces acteurs sont extrêmement intéressants, extrêmement méconnus, et pourtant, on voit bien que l’ESS est présente sur toute une partie de la chaîne de valeur qui est couverte de l'achat de matériel, avec l'économie circulaire, du hardware, à la fourniture d'accès Internet.

 

Et est-ce qu'on pourrait imaginer aussi d'avoir des... Des fabricants de téléphones ou bien des fournisseurs d'abonnements ?

J.B. : La Scic Télécoop fournit des abonnements. C'est une coopérative qui fait partie des Licoornes où l’on trouve aussi Commown qui propose d'adopter un modèle de location de terminaux numériques qui sont éco-conçus. Ils proposent notamment de louer des Fairphone. Fairphone, n'est pas une entreprise de l'ESS à proprement parler, mais on peut dire qu'on s'en rapproche très fortement.

Et nous avons encore d'autres familles. Celle des alternatives aux plateformes comme Label Emmaüs (marketplace de produits de réemploi et seconde main, pour les Ressourceries, Communautés Emmaüs…). Et il y a aussi  Fairbnb, une alternative italienne à Airbnb.
On a aussi tous les outils numériques qui ont été créés pour les associations avec des modèles de l'ESS, tels que Helloasso, Solinum.
Et nous avons enfin la famille des communs. Un commun est une ressource qui est gérée par une communauté, de manière non exclusive et non rivale. C'est un concept aussi ancien que le Moyen-Âge. Le commun numérique le plus célèbre c’est Wikipédia.

En France, on peut citer Open Food Facts, qui est une association qui développe des communs de données citoyennes. Ils agrègent de la donnée qui est fournie par les citoyens, évidemment qui est vérifiée, comme sur Wikipédia, pour renseigner les données nutritionnelles des produits alimentaires.

 

Social good accelerator… fabrique d’une culture commune ?

J.B. : Notre double défis est autant que l’ESS prenne connaissance de ce qui existe en son sein, que de travailler une vision partagée sur le devenir du numérique. Evidemment, je promeus les circuits courts dans l'ESS. Si les acteurs de l'ESS achetaient ESS en matière de numérique, l'ESS numérique se porterait mieux et pourrait stabiliser aussi ses modèles économiques.

C'est un vrai enjeu pour nous et on avance petit à petit. Nous organisons un événement chaque année, désormais, sous la bannière Numérique en commun (Nec), qui a été initié par le programme Société Numérique de l'Agence Nationale de Cohésion des Territoires (ANCT), qui est un partenaire extrêmement précieux. Le Nec ESS aura lieu du 26 au 29 novembre, entre Paris, Bruxelles et Lille. Ça aura vocation à être à ce moment de rencontre et d'échange autour des enjeux de la donnée pour l'ESS.

 

L’Intelligence artificielle rebat-elle déjà les cartes de la discussion sur le numérique ?

L'IA, est la pointe émergée de l'iceberg. Si on voit le verre à moitié plein, on peut dire que c'est une excellente opportunité de reparler du numérique sérieusement. Et d'en parler non plus seulement en faisant référence à l'outillage, mais bien d'une manière politique, parce que le numérique, c'est politique.

L'IA, n'est qu’un calculateur hyper puissant. Et avec l'IA générative, les outils deviennent très accessibles. C’est en soi un progrès incroyable et les structures de l'ESS pourraient tout à fait en bénéficier en automatisant des tâches qui nous épuisent tous au niveau administratif, répondre à des appels à projets qui n'ont jamais les mêmes cases, faire du reporting pour nos financeurs, alors qu'on a déjà tout écrit mais qu'il faut vraiment reformater pour répondre précisément. Il faut juste avoir en tête qu'aujourd'hui, l'IA, ça coûte très chercher parce qu'il faut investir pour entraîner l'IA. Et je ne parle pas de l'impact environnemental. 

Tout cela remet encore une couche sur la toute-puissance des GAFAM puisque ce sont eux qui ont investi dans l'IA. Les prix semblent accessibles, pour le moment, mais ils ne sont pas pour capturer les utilisateurs. Ils sont complètement dépendants des outils et ils vont augmenter, comme ça a été le cas lors de la dernière bulle Internet. Et politiquement, ça renforce leur domination alors qu’ils captent nos données gratuitement. De plus, on ne s'en rend pas compte, mais ils façonnent nos modes de pensée, nos modes de travail. Il faut se prémunir d'une accélération sans fin qui va tout simplement rendre le travail insupportable. Si on considère demain que remplir un dossier d'appel à projet doit prendre une heure, alors qu'avant ça nous prenait une semaine, est-ce que ça nous rend vraiment service ? Et si l’IA nous permet d'automatiser tout un tas de tâches, pourquoi ne couperait-on pas nos budgets en conséquence ? Et l'IA devrait pouvoir remplacer les agents derrière les guichets de services publics, mais aussi, pourquoi pas demain, les travailleurs sociaux, les conseillers numériques…

 

Quelle vision politique portée par l'ESS sur les enjeux numériques ?

J.B. : C'est une vision, qui va mobiliser surtout les modèles des communs numériques et les outils du libre qui vont à coup sûr progresser. Leur gros défaut, aujourd’hui c'est leur moindre accessibilité pour les utilisateurs, contrairement aux outils proposés par les GAFAM. Rendre des outils agréables à l’usage, intuitifs demande un gros travail. C'est ce qui manque aux acteurs du libre qui sont plutôt des développeurs. Mais si nous adoptons massivement ces outils, les développeurs auront les moyens de se payer les compétences nécessaires et ça progressera.

Ca ne demande pas plus d'argent que de payer un abonnement mensuel aux GAFAM, par contre cela demande un investissement de départ. 

 

Est-ce que l'ESS a intérêt à promouvoir un débat sur ce qu'on pourrait appeler la donnée d'intérêt général ?

J.B. : Absolument. Alors c'est une notion qui avait été prédéfinie au moment de la Loi pour une république numérique. Nous aurions intérêt à définir avec les pouvoirs publics cette notion de données d'intérêt général. Ça serait fort utile et ça permettrait sans doute même de stabiliser les modèles économiques au fond.

 

Faut-il penser un développement du numérique social et solidaire à l’échelle française ou européenne ?

J.B. : Il faut penser européen, bien évidemment. Je crois au superpouvoir de l'ESS de mutualiser dès que c’est possible. Là où un modèle numérique de l'ESS a fonctionné, je pense qu'on peut le développer ailleurs. Et ça, c'est aussi une des conditions du passage à l'échelle. Et je crois que les réglementations européennes... qui ont été plus vite à Bruxelles qu'en France, bien souvent, sont protectrices et offrent quand même un terrain de jeu intéressant pour le numérique souverain de manière générale. Et l'ESS numérique propose un numérique souverain.

C'est donc très malin de penser en termes de marché européen. Mais surement de manière plus distribuée que dans le marché classique. C'est-à-dire en visant une logique de coopération plutôt que d'OPA pour créer de gros groupes. Ça serait un énorme progrès au niveau européen.

 

 

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