[ANALYSE] La route vers la sociĂ©tĂ© inclusive est encore longue. Les termes sont entrĂ©s dans le vocabulaire courant des politiques publiques depuis quatre ans, mais le ComitĂ© des Droits des personnes handicapĂ©es de lâONU regrettait rĂ©cemment la persistance dâune «discrimination structurelle» en France. Quâen disent les associations et que font elles sur le terrain ? RĂ©ponse dans cet article
Il suffit d'une heure et demie sur un bateau pour saisir l'Ă©vidence d'une sociĂ©tĂ© qui est inclusive. Constituer un Ă©quipage d'inconnus, fait de valides et de personnes en situation de handicap quels quâils soient et dâun skipper engagĂ©. Prenez la mer et c'est parti, tous sur le mĂȘme bateau !
La mĂ©taphore est parlante et vous pouvez la vivre dans notre podcast Embarquement immĂ©diat vers la sociĂ©tĂ© inclusive. Au large du TrĂ©port, sur le voilier Un pour tous, Ness a captĂ© cette alchimie qui naĂźt quand chacun comprend qu'il a besoin de tous les autres pour trouver le vent et avancer. Alors le groupe devient un Ă©quipage, chacun trouve sa place, assume ses faiblesses et fait valoir ses facultĂ©s. Une sociĂ©tĂ© inclusive est une «Une sociĂ©tĂ© qui prend en compte et respecte la singularitĂ© de chacun», rĂ©sume Luc Gateau, prĂ©sident de lâUnapei. De maniĂšre plus synthĂ©tique, les personnes en situation de handicap et leurs familles revendiquent le droit Ă une vie digne, lâĂ©galitĂ© des droits et leur libre-choix dans tous les compartiments de leur vie.

Changer le regard
La sociĂ©tĂ© dâaujourdâhui nâa plus rien Ă voir avec celle dâhier. Le handicap dans le monde a longtemps Ă©tĂ© «une histoire de maltraitance. Les personnes en situation de handicap ont Ă©tĂ© supprimĂ©es, criminalisĂ©es, rejetĂ©es de maniĂšre permanente», relĂšve Charles Gardou, anthropologue et auteur de La sociĂ©tĂ© inclusive, parlons-en ! A partir du XXe siĂšcle, une Ă©volution longue et progressive due Ă la mobilisation des associations et des changements lĂ©gislatifs (la premiĂšre loi cadre est la loi Veil de 1975) amĂ©liore la situation. On parle dâintĂ©gration, puis dâinclusion. Mais notre SociĂ©tĂ© peine Ă reconnaĂźtre pleinement que le handicap fait partie dâelle. «Si lâintĂ©rieur de la maison nâest pas habitable, nâest pas viable, vous aurez beau dire ''entrez'', les personnes nây trouveront pas leur place. Donc il faut amĂ©nager la maison. Il sâagit sĂ»rement moins de faire de lâinclusion que de ne plus faire dâexpropriation», estime Charles Gardou. Anne-Lise Leblic, dĂ©lĂ©guĂ©e en Seine-Maritime de lâAFM-TĂ©lĂ©thon nous le racontait sur le Un pour tous. Atteinte dâune myopathie des ceintures, elle se dĂ©place en fauteuil depuis quelques annĂ©es. Elle regrette dâĂȘtre «encore trop souvent regardĂ©e comme si on venait dâune autre planĂšte».
Une situation contrastée
Au-delĂ de ces constats, comment avance cette sociĂ©tĂ© inclusive que les associations appellent de leurs vĆux ? La situation est contrastĂ©e. CĂŽtĂ© vie professionnelle, le taux de chĂŽmage des personnes en situation de handicap reste deux fois plus Ă©levĂ© que la moyenne nationale. A lâĂ©cole, le nombre dâenfants scolarisĂ©s en milieu ordinaire augmente progressivement depuis quinze ans mais comme lâindique Luc Gateau : «lorsquâun enfant nâest scolarisĂ© que quelques heures dans la semaine, faute de formation des enseignants et dâauxiliaire de vie scolaire en nombre suffisant, nous nâavons pas pris en compte la globalitĂ© de lâaccompagnement».
Les critiques de lâONU
En aoĂ»t 2021, la France sâest faite tancĂ©e par le ComitĂ© des droits des personnes handicapĂ©es de lâONU. Ce comitĂ©, chargĂ© dâĂ©valuer la mise en Ćuvre de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapĂ©es (2010) par les pays signataires, regrette devant Sophie Cluzel, secrĂ©taire dâEtat dĂ©lĂ©guĂ©e au handicap, les «discriminations structurelles» vĂ©cues en France. La ministre, elle, mettra en avant son bilan avec la revalorisation de lâAllocation adulte handicapĂ© (AAH), la crĂ©ation de 9000 emplois un «service public de lâĂ©cole inclusive» ou encore le droit de se marier et de voter accordĂ© aux adultes sous tutelle en 2019.
Que reproche le comitĂ© de lâONU Ă la France ? Le rapporteur de lâavis, Jonas RuĆĄkus, a soulignĂ© que «les mesures du gouvernement ne sont pas alignĂ©es sur les obligations Ă©dictĂ©es par la Convention» (voir encadrĂ© ci-dessous), car elles «ne reflĂštent pas tellement le modĂšle du handicap basĂ© sur les droits de lâHomme».
Les principes de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ONU)
- Le respect de la dignitĂ© intrinsĂšque, de lâautonomie individuelle, y compris la libertĂ© de faire ses propres choix, et de lâindĂ©pendance des personnes ;
- La non-discrimination ;
- La participation et lâintĂ©gration pleines et effectives Ă la sociĂ©tĂ© ;
- Le respect de la diffĂ©rence et lâacceptation des personnes handicapĂ©es comme faisant partie de la diversitĂ© humaine et de lâhumanitĂ© ;
- LâĂ©galitĂ© des chances ;
- LâaccessibilitĂ© ;
- LâĂ©galitĂ© entre les hommes et les femmes ;
- Le respect du dĂ©veloppement des capacitĂ©s de lâenfant handicapĂ© ;
- Le respect du droit des enfants handicapés à préserver leur identité.
Selon le rapporteur, nous stagnons sur un «modĂšle de prise en charge mĂ©dico-sociale» favorisant l'institutionnalisation systĂ©matique sur la base du handicap. Cyril Desjeux, directeur scientifique dâHandĂ©o (HandĂ©o est un groupe de lâEconomie sociale et solidaire dirigĂ© par et au service des personnes en situation de handicap fondĂ© par les grands rĂ©seaux associatifs du handicap) nous fait lâexplication de texte : «Le principe est de considĂ©rer les personnes en situation de handicap comme des sujets de droit et non des sujets de soin. Cela veut dire ne pas les voir que par les incapacitĂ©s, mais comme des acteurs Ă part entiĂšre de la sociĂ©tĂ© qui doivent avoir accĂšs aux mĂȘme droits que les autres». Le reproche dâ«institutionnalisation» cible, prĂ©cisĂ©ment le fait de cantonner le handicap dans des cadres et institutions ad hoc, contribuant ainsi Ă mettre de cĂŽtĂ© le handicap dans lâorganisation sociale. Dans son communiquĂ© de la fin aoĂ»t, le Collectif Handicaps (regroupement dâune quarantaine dâorganisations et rĂ©seaux reprĂ©sentant la grande majoritĂ© des associations en France) partage la lecture sĂ©vĂšre des membres du ComitĂ© de lâONU et notamment celle de Jonas RuĆĄkus dĂ©nonçant «une discrimination structurelle» en France.
Jouer lâouverture
LâUnapei, membre du Collectif handicaps, sâinquiĂšte toutefois de la confusion entre Ă©tablissement et institutionnalisation. La majeure partie des infrastructures mĂ©dico-sociales sont gĂ©rĂ©es en France par les associations qui ont contribuĂ© historiquement Ă les crĂ©er pour combler le vide de lâaction publique.
« Nous aurions souhaitĂ© un rapport dâencouragement qui prenne en compte ce qui se passe sur le terrain », nous explique Luc Gateau, prĂ©sident de lâUnapei. «Il faut entendre le terme dâinstitution au sens sociologique et non au sens du lieu quâest lâĂ©tablissement de soin», prĂ©cise Cyril Desjeux.
Les associations Ă la manĆuvre
En 1933, quatre jeunes hommes souffrant de poliomyĂ©lite veulent rompre avec lâisolement et lâexclusion dont ils sont victimes. Câest le dĂ©but de lâhistoire de lâAssociation des paralysĂ©s de France devenue en 2008 APF France handicap. Pour la premiĂšre fois, ce sont les premiers concernĂ©s qui trouvent dans la forme associative, lâopportunitĂ© de dĂ©velopper ce qui nâexistait pas : des Ă©tablissements dĂ©diĂ©s, une offre de soins adaptĂ©e. APF France handicap gĂšre aujourdâhui 125 structures pour enfants et adolescents, 261 pour les adultes, et 25 Ă©tablissements et services dâaide par le travail.
Au lendemain de la 2de Guerre-mondiale, des parents dâenfants en situation de handicap intellectuel inventent les premiĂšres rĂ©ponses pour ces enfants laissĂ©s de cĂŽtĂ©. Ces initiatives se regroupent en 1960 au sein de lâUnion nationale des parents dâenfants inadaptĂ©s. LâUnapei regroupe aujourdâhui 550 associations et 55 000 familles et Ă©difient, par eux-mĂȘmes, lâoffre dâaccompagnement mĂ©dico-social adaptĂ©e Ă leurs enfants.
Pour ces deux organisations, aprĂšs le temps de la crĂ©ation des rĂ©ponses aux besoins des personnes et des familles, vient celui de la revendication Ă partir des annĂ©es soixante (qui nâinterrompt pas la crĂ©ation de nouveaux services et Ă©tablissements). Les personnes en situation de handicap ne sont plus seulement des personnes dont il faut sâoccuper, mais des individus qui aspirent Ă la plus grande autonomie possible, Ă faire reconnaĂźtre leurs droits et revendiquent leur dĂ©sir de participation Ă la vie sociale. La premiĂšre politique du handicap sâinscrit dans la loi Veil de 1975, fortement inspirĂ©e par ces mouvements associatifs.

Aménager la maison commune
Les associations restent en premiÚre ligne des innovations pour progresser vers une société inclusive.
Nous en décrirons deux exemples.
En crĂ©ant HandĂ©o en 2007, le monde du handicap souhaitait se doter dâun outil apte Ă permettre Ă chacun dâĂȘtre citoyen en dĂ©veloppant la connaissance, la crĂ©ation de rĂ©fĂ©rentiels qualitĂ© des services et la formation des professionnels. Lâobservatoire produit de maniĂšre participative des connaissances et contribue Ă rĂ©vĂ©ler les carences de notre sociĂ©tĂ©. Son travail sur le droit de vote a contribuĂ©, par exemple, Ă lâoctroi de ce droit aux personnes placĂ©es sous tutelle. MĂȘme si la loi reste limitative dans lâorganisation effective du droit de vote faute dâun accompagnement opĂ©rationnel, câest une avancĂ©e rĂ©cente obtenue en 2019.
La branche HandĂ©o service du groupe HandĂ©o sâest donnĂ©e pour mission la certification qualitĂ© des services et Ă©tablissements mĂ©dico-sociaux sur la base de rĂ©fĂ©rentiels Ă©tablis par les personnes en situation de handicap et les professionnels. Ces rĂ©fĂ©rentiels sont conçus dans le but «dâaccompagner le pouvoir dâagir des personnes en situation de handicap. De leur permettre de choisir pour elles-mĂȘmes et surtout de dĂ©cider», explique Cyril Desjeux. Ce sont aujourdâhui 300 organismes certifiĂ©s qui forment un rĂ©seau (CapâHandĂ©o) de professionnels contribuant au dĂ©veloppement d'une offre d'accompagnement compĂ©tente et adaptĂ©e aux attentes de 150 000 personnes handicapĂ©es et des personnes ĂągĂ©es dĂ©pendantes.
Une recherche inclusive
Notre deuxiĂšme exemple est en pleine Ă©mergence : la recherche inclusive. Celle-ci, expliquĂ©e dans notre podcast par Estelle Peyrard, responsable du Tech Lab dâAPF France handicap, agit sur deux champs : le premier vise Ă systĂ©matiser la participation des personnes en situation de handicap aux process de recherche et dĂ©veloppement de nouvelles solutions technologiques destinĂ©es au handicap. Le second champ invite tous les acteurs de lâinnovation produit Ă prendre en compte les attentes des personnes en situation de handicap afin de rendre accessible leur innovation Ă tout Ă chacun. Ce Tech Lab sâemploie donc Ă convaincre les grandes marques avec un argument massue : «quand les entreprises ignorent les personnes en situation de handicap, elles ignorent 15 % de leur marchĂ© au bas mot car les habitudes des proches et des aidants vont aussi ĂȘtre impactĂ©es».
La sociĂ©tĂ© progressera dâautant plus vite quâelle prendra conscience que le handicap et les fragilitĂ©s font partie intĂ©grante dâelle-mĂȘme. Aujourdâhui, entre personnes en situation de handicap, proches, aidants et professionnels, câest un français sur trois qui est en contact quotidien avec le handicap.